Henri Durand

Chillon.

Ô noir Chillon ! quand sur ta rive
Descend l’ombre fraîche des nuits ;
Lorsqu’à tes pieds la vague arrive
Avec de mystérieux bruits ;
Quand la lune, pâle et rêveuse,
Jette aux flots l’ombre de tes tours ;
J’entends une voix merveilleuse
Parler de ta vie orageuse
Et des temps passés pour toujours !
 
Ne te penches-tu pas sur l’onde
Souvent, aux matins de printemps,
Pour te mirer dans l’eau profonde
Et voir si depuis les vieux temps
Tu n’as point changé de visage ?
Aujourd’hui les jours sont pesants ;
La gloire s’envole avec l’âge ;
Vieillard, tu redoutes l’orage,
Tu gémis sous le vol des ans.
 
Oh ! les temps où tes murs de pierre
Se dressaient en sortant des eaux,
Les beaux temps où le comte Pierre
Défendait tes remparts nouveaux !
La guerre alors faisait tes charmes ;
Elle t’animait tous les jours,
Et tu comptais, lors des alarmes,
Nombre d’archers et d’hommes d’armes
Pour la défense de tes tours.
 
Et puis dans les grands jours de fête
Les labeurs étaient oubliés ;
Le soleil inondait ta tête,
Et sur le lac, à tes pieds,
Glissait la barque pavoisée
Comme un bel oiseau dans le ciel.
Le soir, à la table dressée
Accourait la foule empressée
Aux chansons du gai ménestrel.
 
De tes cachots l’ombre profonde
Vit plus d’un captif dans les fers.
Là, bien seuls, oubliés du monde,
Ils consumaient leurs jours amers.
Au soleil ne pouvant renaître,
Ils ne voyaient,—les malheureux !—
A travers l’étroite fenêtre,
Que l’onde écumeuse apparaître
Ou l’étoile briller aux cieux.
 
Maintenant tes cachots sont vides,
Comme tes tours et tes créneaux ;
Triste, dans ces âges arides,
Tu te souviens de jours plus beaux.
Il faut, hélas ! rester encore
Là, vieux, dans un siècle impuissant ;
Et sous le temps qui te dévore,
Il faut te voir à chaque aurore
Insulté par quelque passant.
 
Mais il te reste, malgré l’âge,
Ton lac aux purs et bleus contours,
Dont les vagues, les soirs d’orage,
Viennent encore battre tes tours,
Et ton rivage de verdure,
En fleurs sous des cieux ravissants,
Et cette sublime nature
Que féconde une haleine pure
Au pied des monts éblouissants.
 
Puis, vieux Chillon, quand dort la terre
Quand se tait la cloche du soir,
Et que le ciel, pour le mystère,
S’est tendu d’un nuage noir,
Réveillant dans l’enceinte sombre
Les morts par la tombe froissés,
Tu célèbres parfois dans l’ombre
Avec des fantômes sans nombre
Le souvenir des temps passés.

Poésies complètes (1858)

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