La pensée est la plus amère des maîtresses.
Tu formes tendrement son corps par des caresses
Tu puises pour prêter une âme à ses contours,
Dans toute ta douleur et toutes tes amours ;
Tu la vêts de satins chatoyants, tu la pares
De joyaux étoilés des pierres les plus rares.
Et tu vendrais ta vie et ton éternité
Pour ajouter un seul grain d’or à sa beauté.
Mais, s’irritant d’un cœur toujours occupé d’elle,
Et courtisane experte à se montrer cruelle
Envers l’amant sincère et bon qu’elle avilit,
L’ingrate te rebute et te ferme son lit.
Et plus tard, dans les soirs de grande solitude,
Quand, relevant ton front ruiné par l’étude
Et te sentant désert de ton génie et vieux,
Tu verras cette femme agiter sous tes yeux
Ses doigts maigres couverts de bagues démodées
Où tu reconnaîtras tes plus chères idées,
Frappé d’une brutale horreur, tu t’écrieras :
« Telle est donc la beauté qui fut douce à mes bras !
La fleur de ma tendresse et mes belles années,
C’est à ce monstre-là que je les ai données !
C’est pour avoir voulu revivre par ce flanc,
C’est pour avoir nourri du plus chaud de mon sang
Cette chair aujourd’hui tremblante et violette
Où déjà sous le fard apparaît le squelette,
C’est pour avoir, séduit par elle, ô vain labeur,
Dans son unique amour anéanti mon cœur,
C’est pour avoir enfin trop chéri ma pensée,
Que me voilà, pleurant ma force terrassée,
Et rassemblant ce qu’il m’en reste pour haïr
Mon œuvre que je vois d’heure en heure vieillir ! »
Ayant ainsi crié ta douleur, ô poète,
Par-delà ta maîtresse impassible et muette,
Plein de la majesté des grands orgueils vaincus,
Quitte la chambre et l’âtre, amis des jours vécus.
Entre dans l’orageuse et noire vague humaine
Qui roule en écumant où son destin la mène ;
Et puisque, hélas ! ton âme, airain docile, rend
Au rêve qui la heurte un écho trop vibrant,
Qu’elle se taise, et soit sous la foule profonde
La cloche qu’on étouffa en la plongeant dans l’onde !