Charles Guérin

Ma plume, cette nuit de doute...

Ma plume, cette nuit de doute et de ténèbres,
Pèse âmes doigts tremblants comme un sceptre abdiqué.
Manquerai-je au destin que vous m’avez marqué,
Ou mon nom vivra-t-il entre les noms célèbres,
 
Seigneur ? Interrogez mon œuvre elle répond
Que mon labeur fut grand et mon âme sincère
Et telle que l’épi d’or fin jeté sur l’aire
Qui, frappé des fléaux, éclate, en grains fécond.
 
Mais les hommes ? Beaucoup m’ont ignoré ; les autres,
Indifférents aux cris profonds jaillis du cœur,
Opposent à ma voix ce silence moqueur
Par où le siècle ingrat accueille ses apôtres.
 
Pourtant, s’il est parmi les fils du sang, s’il est
Un être, pitoyable à ses frères, qu’enivre
Cet âpre instinct d’aimer, de pleurer et de vivre
Que ! e sein maternel nous donne avec le lait ;
 
Si, modelant la strophe émue et cadencée
Sur sa gorge orageuse où grondent des sanglots,
Un poète a soufflé son âme dans les mots,
C’est l’homme dont ce livre affirme la pensée.
 
On se tait, soit ! Seigneur ; j’en souffre, soit ! encore :
Je consens au silence et que nul ne m’écoute ;
Mais, lumière des cieux, épargnez-moi le doute
Qui brise les plus fiers esprits dans leur essor,
 
Et que l’ange de l’ombre et de l’inquiétude,
Qui plane sur les fronts laborieux, le soir,
N’ajoute pas pour moi des gouttes de vin noir
Aux brûlantes sueurs amères de l’étude !
 
                           *****
 
L’aube, lente à venir, verse par un carreau
Son jour blême ou jaunit ma lampe solitaire.
Et voici que s’élève en moi la voix austère
Que toute âme profonde a pour secret écho.
 
« Dédaigne, me dit-elle, une plainte si lâche.
Va, trempe ton regard et ton cœur en priant
Dans la neuve clarté qui point à l’orient,
Et reprends avec force et l’outil et la tâche.
 
La mitre de l’orgueil te tombe sur les yeux ;
Écarte-la. Sois humble et réponds à quels signes,
Ô rêveur, connais-tu que tes tempes sont dignes
De goûter la fraîcheur d’un laurier glorieux ?
 
Luit-elle entre les vers de feu que ta main trace,
Cette strophe d’eau bleue où, prompte à s’émouvoir,
La vierge, se penchant comme sur un miroir,
Sourit de retrouver sa pudeur et sa grâce ?
 
Peins-tu le véritable amour, chaste et puissant,
L’esprit épanoui dans la chair invisible,
Ces couples purs dont l’âme, au soir d’un jour paisible,
Se hausse vers le ciel d’où le soleil descend ?
 
As-tu, pour attendrir les mères douloureuses,
Évoqué les enfants naïfs, beaux et bouclés,
Qui jouaient et chantaient et sifflaient dans les clés,
Et dont la douce cendre emplit les tombes creuses ?
 
As-tu salué l’aigle en sang des drapeaux lourds,
Et chanté par une ode où s’enfiévrât ta race,
Le régiment qui marche à la mort et qui passe
Dans la rumeur roulante et sombre des tambours ?
 
As-tu mêlé ton cri suppliant à l’hommage
Que la création apporte à l’Éternel ?
Ton livra a-t-il sa voix dans l’hymne solennel
Que forment les torrents, les mers et le feuillage ?
 
Enfin, comme un grand vent qui flagelle les blés
Et les fait murmurer d’un horizon à l’autre,
As-tu d’un souffle fort ouvert, ô jeune apôtre,
Un sillon frissonnant dans les peuples troublés ?...
 
Sois humble. » La parole intérieure expire.
J’écoute encore. Docile à l’austère conseil,
Je laisse fondre aux feux apparus du soleil
Mes vers, hélas ! gravés dans une vaine cire ;
 
Et buvant d’un regard amer l’or et l’azur
Que la nature épanche en mourant de son urne.
J’offre à l’éblouissante aïeule taciturne
Mon âme résignée à son destin obscur.

Le semeur de cendres (1901)

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