Charles Guérin

Le sable du ravin est rouge

Le sable du ravin est rouge. L’eau qui coule
Fait un bruit de baisers sur les cailloux mouvants.
L’air bleuit, et là-bas les cloches des couvents
Répandent l’angélus du soir aux quatre vents.
J’écoute ; le geai crie et le ramier roucoule,
Le pic obstinément martèle un arbre mort.
Je vois rôder dans l’ombre une biche inquiète
Dont le pas, suspendu sur la mousse, s’arrête.
Puis, feuille à feuille et nid à nid, le bois s’endort.
Un jour mystérieux remplit l’ogive ouverte
Au loin sous les arceaux flottants de la nef verte.
 
Les fleurs brillent d’un feu secret en se fermant,
Et l’âme, repliant sa corolle, comme elles,
Bercée entre la terre et le ciel longuement,
Goûte à cacher ses pleurs un pur apaisement
Et ne se distrait plus des choses éternelles,
Lors même que, mêlant les cris et tes coups d’ailes,
Quelque nid proche éclate en sonores querelles,
Même lorsque, rompant les branches, apparaît,
Soudain surgi des noirs fourrés et l’œil sauvage,
Un enfant roux coiffé d’un chapeau de feuillage.
 
Le crépuscule rêve au fond de la forêt.
 
Alors, comme un doux clair de lune dans mon âme,
Le fantôme adoré se lève. Je vous vois,
Vous, ma plus sûre amie et la plus noble femme,
Telle qu’abandonnée à mes bras, tendre poids,
Un soir de notre amour vous marchiez dans les bois.
Vous vous penchez, pensive et belle et pâle et lasse,
Les cheveux dénoués et fière de l’émoi
Qui répand votre corps voluptueux sur moi.
Une langueur nouvelle ajoute à votre grâce.
 
Pareille à l’épi mûr qui ploie à se briser,
Vous reposez la tête au creux de mon épaule ;
Vos yeux cherchent mes yeux, vos lèvres mon baiser.
Parfois un oiseau crie, une branche nous frôle,
Mais votre oreille est close aux bruits de la forêt
Et votre âme où je bois demeure taciturne
En livrant son bonheur limpide, comme l’urne,
Quand l’eau de la fontaine y déborde, se tait.
 
Hélas ! nous avons eu notre heure sur la terre ;
Résignons-nous, ma bien-aimée, et louons Dieu.
 
Ce soir je reprendrai mon chemin solitaire,
Dans les champs où la nuit traîne son manteau bleu
J’irai, respirant l’air que l’herbe en fleur embaume,
Triste et pressant le pas comme ceux qui vont seuls ;
Je verrai les hameaux s’endormir sous le chaume,
Et les amants tresser leurs doigts sous tes tilleuls,
Et les femmes filer encore, et les aïeuls
Rêver dans l’ombre au son d’une tardive enclume ;
Et débouchant enfin sur les hauteurs d’où l’œil,
Caressé par le vent nocturne, avec orgueil
Embrasse l’horizon déjà noyé de brume
Et le fleuve qui luit d’un éclat morne et froid
Et la ville et parmi ses noirs pignons le toit
Ou ma lampe au moment des étoiles s’allume,
Ivre de larmes, seul, à la chute du jour,
D’un cri désespéré j’appellerai l’amour.

Le semeur de cendres (1901)

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