Antoine de Latour

L’apothéose de Mouça-al-Kébyr

La royale Damas, sous les cieux clairs et calmes,
Dans la plaine embaumée et qui sommeille encor,
Parmi les caroubiers, les jasmins et les palmes,
Monte comme un grand lys empli de gouttes d’or.
 
L’orient se dilate et pleut en gerbes roses,
La tourelle pétille et le dôme reluit,
L’aile du vent joyeux porte l’odeur des roses
Au vieux Liban trempé des larmes de la nuit.
 
Tout s’éveille, l’air frais vibre de chants et d’ailes,
L’étalon syrien se cabre en hennissant,
Et du haut des toits plats les cigognes fidèles
Regardent le soleil jaillir d’un bond puissant.
 
Au-dessus des mûriers et des verts sycomores,
Au rebord dentelé des minarets, voilà
Les mouazzin criant en syllabes sonores :
À la prière ! À la prière ! Allah ! Allah !
 
Âniers et chameliers amènent par les rues
Onagres et chameaux chargés de fardeaux lourds ;
Les appels, les rumeurs confusément accrues
Circulent à travers bazars et carrefours.
 
Juifs avec l’écritoire aux reins et les balances,
Marchands d’ambre, de fruits, d’étoffes et de fleurs,
Cavaliers du désert armés de hautes lances
Qui courent çà et là parmi les chiens hurleurs ;
 
Batteurs de tambourins, joueurs de flûtes aigres,
Émyrs et mendiants, et captifs étrangers,
Et femmes en litière aux épaules des nègres,
Dardant leurs yeux aigus sous leurs voiles légers.
 
La multitude va, vient, s’agite et se mêle
Par flots bariolés entre les longs murs blancs,
Comme une mer mouvante et murmurant comme elle,
Tandis que le jour monte aux cieux étincelants.
 
Et la chaude lumière inonde la nuée,
La cendre du soleil nage dans l’air épais ;
L’oiseau dort sous la feuille à peine remuée,
Et toute rumeur cesse, et midi brûle en paix.
 
C’est l’heure où le khalyfe, avant la molle sieste,
Au sortir du harem embaumé de jasmin,
Entend et juge, tue ou pardonne d’un geste,
Ayant l’honneur, la vie et la mort dans sa main.
 
Voici. Le dyouân s’ouvre. De place en place,
Chaque verset du livre, aux parois incrusté,
En lettres de cristal et d’argent s’entrelace
Du sol jusqu’à la voûte et sans fin répété.
 
Sous le manteau de laine et la cotte de mailles
Et le cimier d’où sort le fer d’épieu carré,
Les émyrs d’Orient dressent leurs hautes tailles
Autour de Soulymân, l’ommyade sacré.
 
Les imâms de la Mekke, immobiles et graves,
Sont là, l’écharpe verte enroulée au front ras,
Et les chefs de tribus chasseresses d’esclaves
Dont le soleil d’Égypte a corrodé les bras.
 
Au fond, vêtus d’acier, debout contre les portes,
De noirs éthiopiens semblent, silencieux,
Des spectres de guerriers dont les âmes sont mortes,
Sauf qu’un éclair rapide illumine leurs yeux.
 
Croisant ses pieds chaussés de cuir teint de cinabre,
Le khalyfe, appuyé du coude à ses coussins,
La main au pommeau d’or emperlé de son sabre,
Songe, l’esprit en proie à de sombres desseins.
 
Car les temps ne sont plus de la grandeur austère.
Le chamelier divin et le bon corroyeur,
Aly, le saint d’Allah, ont déserté la terre,
Ayant fait de leur âme un ciel intérieur.
 
Cléments pour les vaincus de la lutte guerrière,
Ils méditaient parmi les humbles à genoux ;
Le poil de leurs chameaux, tissé dans la prière,
Non la pourpre, ceignait leurs fronts mâles et doux.
 
Hélas ! Ils sont allés par delà les étoiles,
Et, livrant leur puissance à de vils héritiers,
S’ils vivent dans la gloire éternelle et sans voiles,
Pour le monde orphelin ils sont morts tout entiers.
 
L’ommyade est rongé de soupçons et d’envie.
Ses lourds coffres d’ivoire et de cèdre embaumé
Débordent, mais qui sait la soif inassouvie
D’un cœur que l’avarice impure a consumé ?
 
Le hadjeb de l’empire, huissier du seuil auguste,
Qui tient le sceau, l’épée et le sceptre, trois fois
Prosterné, dit :—Très grand, très sévère et très juste !
Bouclier de l’Islam, protecteur des trois lois !
 
Œil du glorifié, khalyfe du prophète,
Qui règles l’univers du levant au couchant
Par la force invincible et l’équité parfaite !
Délices du fidèle et terreur du méchant !
 
Ainsi qu’il est écrit aux sourates du livre,
Puisqu’il faut rendre compte et payer ce qu’on doit,
L’homme est prêt : il attend de mourir ou de vivre.
J’ai parlé.—Soulymân écoute et lève un doigt.
 
Les tentures de soie, aussitôt repliées,
S’ouvrent. Un grand vieillard, sous des haillons de deuil,
La tête et les pieds nus et les deux mains liées,
Maigre comme un vieil aigle, apparaît sur le seuil.
 
Sa barbe, en lourds flocons, sur sa large poitrine,
Plus blanche que l’écume errante de la mer,
Tombe et pend. Le dédain lui gonfle la narine
Et dans l’orbite cave allume son œil fier.
 
Un sillon rouge encore, une âpre cicatrice,
Du crâne au sourcil droit traverse tout le front
Qui se dresse, bravant l’envie accusatrice,
Indigné sous l’outrage et hautain sous l’affront.
 
Ceux d’Yémen, d’Hedjaz, de Syrie et d’Afrique,
Pour le laisser passer s’écartent un moment,
Et lui, sans incliner sa stature héroïque,
Devant le maître assis s’arrête lentement.
 
L’un foudroyé, croulé du plus haut de ses rêves,
L’autre en un rire amer faisant luire ses dents,
Comme le double éclair qui jaillit de deux glaives,
Ils échangent leur haine avec des yeux ardents.
 
Or, feignant par mépris de méconnaître l’homme,
Soulymân dit :—Quel est cet esclave, ô Hadjeb ?
Qu’a-t-il fait ?—C’est un traître, ô Khalyfe ! Il se nomme
Mouça-Ben-Noçayr, l’ouali du Maghreb.
 
Non content d’opprimer l’Afrique et de soumettre
À son joug usurpé les émyrs, ses égaux,
Sans attendre ton ordre et ton signal, ô maître,
Il a passé la mer et combattu les Goths.
 
Pareil au noir vautour qui rôde à grands coups d’aile,
Il s’est gorgé du sang, de la chair et de l’or
Du chrétien idolâtre et du juif infidèle,
Volant ainsi ton bien et pillant ton trésor.
 
Il a voulu, rompant l’unité de l’empire,
Ivre d’orgueil, d’envie et de rapacité,
En haine de celui par qui l’Islam respire,
Séparer l’orient du couchant révolté.
 
Oubliant qu’il n’était qu’une impure poussière
Qu’un souffle de ta bouche emporte en tourbillons,
Il a rêvé d’enfler sa fortune grossière
Jusqu’au faîte sublime où nous te contemplons.
 
Et qui sait—Car tout homme ambitieux et louche
S’enfonce au noir chemin par le maudit tracé—
S’il ne reniait Dieu du cœur et de la bouche
Pour le fils de la vierge et son culte insensé ?
 
Si, relevant ceux-là qu’il renversait naguère,
À ses mauvais désirs donnant ces vils soutiens,
Il ne voulait livrer ses compagnons de guerre
Aux vengeances des chiens juifs et des loups chrétiens ?
 
Aussi bien, trahissant le secret de leur âme,
Pour assurer leur crime et mieux tendre leurs rets,
Son fils, Abd-Al-Azyz, n’a-t-il point pris pour femme
La veuve du roi goth qui mourut à Xérès ?
 
Mais ta haute raison qui jamais ne trébuche
Sait rompre les desseins que l’infidèle ourdit.
Le renard, ô Khalyfe, est tombé dans l’embûche.
Le voici. Juge, absous ou condamne. J’ai dit.—
 
Alors, le vieux Mouça, faisant sonner sa chaîne
Et sur son âpre front levant ses bras pesants,
Cria :—Honte au mensonge et silence à la haine
Qui bave sur l’honneur de mes quatre-vingts ans !
 
Louanges au très-haut, l’unique ! Car nous sommes
De vains spectres. Il est immuable et vivant.
Il voit la multitude innombrable des hommes,
Et comme la fumée il la dissipe au vent.
 
Gloire au très-haut ! Lui seul est éternel. Le monde
Est périssable et vole au suprême moment ;
Mais lui, roulant les cieux dans sa droite profonde,
Enflera le clairon du dernier jugement.
 
Les cœurs seront à nu devant son œil sublime,
Et sur le pont Syrath, plus tranchant qu’un rasoir,
Le juste passera sans tomber dans l’abîme,
Tel qu’un éclair qui fend l’ombre épaisse du soir.
 
De musc et de benjoin et de nard parfumées,
Ses blessures luiront mieux que l’aurore au ciel.
Allah fera jaillir pour ses lèvres charmées
Quatre fleuves de lait, de vin pur et de miel.
 
Les vierges, au front ceint de roses éternelles,
Dont les yeux sont plus clairs que nos soleils d’été
Et si doux, qu’un regard tombé de leurs prunelles
Enivrerait Yblis soumis et racheté ;
 
Les célestes hûris, que rien d’impur ne fane,
Blanches comme le lys, pures comme l’encens,
Entre leurs bras légers, sur leur sein diaphane,
Multiplieront l’ardeur sans déclin de ses sens.
 
Puis, par delà les jours, les siècles et l’espace,
Dans le bonheur sans fin au croyant réservé,
Il verra le très-haut, l’unique, face à face,
Et saura ce que nul n’a conçu, ni rêvé !
 
Mais, pour le vil chacal qui vient mordre et déchire
Le vieux lion sanglant au bord de son tombeau,
Le souille de sa bave, et, devant qu’il expire,
Le dévore dans l’ombre et lambeau par lambeau ;
 
Pour le lâche, qu’il soit émyr, Hadjeb, Khalyfe,
Qui blêmit de la gloire éclatante d’autrui,
Yblis le lapidé le prendra dans sa griffe
Et crachera d’horreur et de dégoût sur lui.
 
Qu’ai-je à dire, sinon rien ? Car ma tâche est faite.
J’ai vécu de longs jours et je meurs, c’est la loi.
Mon sang, ma vie, Allah, les anges, le prophète,
Plus haut que le tonnerre ont répondu pour moi.
 
—Traître ! N’atteste pas le saint nom que tu souilles,
Dit Soulymân. Réponds, confesse ton forfait.
Les vingt couronnes d’or des goths et les dépouilles
Des royales cités, voleur ! Qu’en as-tu fait ?
 
Plus d’insolent silence ou de ruse subtile !
Les émyrs d’Occident t’accusent de concert.
Rends ces trésors pour prix de ta vie inutile
Et va cacher ta honte aux sables du désert.
 
—Fais plutôt rendre gorge à ce troupeau d’esclaves
Qu’engraisse la rançon des peuples et des rois,
Dit Mouça. J’ai parlé. Les sages et les braves,
Ô Khalyfe ! Apprends-le, ne parlent pas deux fois.—
 
Tout pâle, Soulymân se lève de son siège :
—Liez, tête et pieds nus, ce traître, et le traînez
Sur un âne, à rebours, et qu’il ait pour cortège
La fange et les cailloux et les cris forcenés !
 
Qu’un eunuque le tienne au cou par une corde ;
Que dans sa chair, saignant de l’épaule à l’orteil,
À chaque carrefour le fouet qui siffle morde,
Et tranchez-lui la tête au coucher du soleil !
 
Allez, et sachez tous qu’il n’est point de refuge
Devant mon infaillible et sévère équité.
—Soit ! Dit Mouça. L’arrêt, par Allah ! Vaut le juge.
Khalyfe ! Songe à moi dans ton éternité.—
 
À travers la huée et les coups, par la ville,
Sur un âne poussif bon pour d’abjects fardeaux,
Le vieux guerrier, vêtu de quelque loque vile,
Impassible, s’en va, les poings liés au dos.
 
La multitude hurle et le poursuit. Les pierres
Volent, heurtant sa face et meurtrissant ses bras.
Le fouet coupe ses reins saignants. Mais ses paupières
Sont closes. Il ne voit, n’entend rien, ne sent pas.
 
Son âme s’en retourne aux splendides années
Qui semblaient ne jamais décroître ni s’enfuir,
Où, méditant déjà ses hautes destinées,
Il quittait l’Yémen et sa tente de cuir ;
 
Où, farouche, enivré de jeunesse et de force,
Il criait vers le ciel, ainsi qu’un lionceau
Qui s’essaie à rugir et déchire l’écorce
Des durs dattiers dont l’ombre abrita son berceau.
 
Il revoit ses combats de Syrie et de Perse,
Et l’Égypte et Carthage et le désert ardent,
Et les rudes tribus qu’il pourchasse et disperse
Des gorges de l’Atlas à la mer d’Occident ;
 
Puis, le détroit franchi par les barques berbères,
Et son noble étalon qui, hérissant ses crins,
Pour fouler le premier le sol des vieux ibères,
Saute parmi l’écume et les embruns marins ;
 
Les assauts furieux des hautes citadelles,
La mêlée où, debout sur le large étrier,
Le sabre au poing, trouant les hordes infidèles,
Il buvait à longs traits l’ivresse du guerrier ;
 
Et les bandes de goths aux lourdes tresses rousses
Fuyant, la lance aux reins, par les vals et les monts,
Et les noirs cavaliers du Maghreb à leurs trousses
Bondissant et hurlant comme un vol de démons !
 
Allah ! Jours de triomphe, heures illuminées
Par l’héroïque orgueil hérité des aïeux !
Quand, du mont de Tharyq jusques aux Pyrénées,
L’étendard de l’Islam flottait victorieux ;
 
Quand les chrétiens, traqués aux rocs des Asturies,
Sur les sommets neigeux, au fond des antres sourds,
Loin des belles cités et des plaines fleuries
Vivaient avec les loups, les aigles et les ours !
 
Mouça, dans ses liens, hausse toute sa taille,
Et sous ses sourcils blancs darde des yeux en feu :
—Ô croyants ! Balayez de bataille en bataille
Ces chiens blasphémateurs du prophète de Dieu !
 
Semblables aux torrents tombés des cimes blanches,
Sur le pays d’Afrank ruez-vous, mes lions !
À vous les fruits dorés qui font ployer les branches,
La beauté de la vierge et le grain des sillons !
 
Enseignez la loi sainte à l’idolâtre immonde !
Ni trêve ni repos à ces buveurs de vin !
Portez le nom d’Allah jusqu’aux confins du monde
Et ne vous reposez qu’au paradis divin !—
 
Ainsi parle le vieux héros dans son délire.
Et la boue et la pierre, et l’injure et les coups,
Et la clameur féroce et l’exécrable rire
Le submergent comme un assaut de mille loups.
 
Mais, au Liban lointain, la flamme occidentale,
Par flots rouges, s’enflant de parois en parois,
Inonde les rochers qu’elle allume, et s’étale
Sur les cèdres anciens, immobiles et droits.
 
C’est l’heure de la mort. Le supplice est au terme.
Voici le carrefour funèbre et le pavé.
Un sombre éthiopien dégaîne d’un poing ferme
Le sabre grêle et long tant de fois éprouvé.
 
La foule, alors, dont œil multiple se dilate,
Voit se transfigurer l’homme aux membres sanglants.
Ses haillons sont d’azur, d’argent et d’écarlate ;
La cotte d’acier clair luit et sonne à ses flancs.
 
Il n’est plus garrotté sur le morne squelette
Qu’un eunuque abruti traîne par le licou,
Et qui geint de fatigue, et qui bute, et halète,
Et tend son maigre col d’un air sinistre et fou.
 
Eunuque, éthiopien, âne poussif et gauche,
Tout s’efface. Lui seul surgit, l’épée en main.
Sa barbe et ses cheveux rayonnent. Il chevauche
La créature auguste aux lèvres de carmin,
 
Aux serres d’aigle, avec DIX blanches paires d’ailes,
Al-Boraq, dont la croupe est comme un bloc vermeil,
Et qui, telle qu’un paon constellé de prunelles,
Élargit la splendeur de sa queue au soleil.
 
Agitant ses crins d’or, la céleste cavale,
Dans la sérénité de l’air silencieux,
D’une odeur ineffable embaume l’intervalle
Qu’elle a franchi d’un bond en s’envolant aux cieux.
 
Elle plane, elle va, majestueuse et fière.
De ses beaux yeux de vierge et du divin poitrail
Sortent d’éblouissants effluves de lumière
Dont ruisselle sa plume ouverte en éventail.
 
Tous deux, loin des rumeurs confuses de la terre,
En un magique essor, irrésistible et sûr,
Montent. Leur gloire emplit l’espace solitaire ;
Ils touchent aux confins suprêmes de l’azur.
 
Comme une torche immense ardemment secouée,
Le couchant fait jaillir jusqu’à l’orient noir
Le sombre et magnifique éclat de la nuée,
Et Mouça disparaît dans la pourpre du soir.

Poèmes tragiques (1895)

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