Antoine de Latour

Les raisons du Saint-Père

La nuit enveloppait les sept Monts et la Plaine.
Dans l’oratoire clos, le Pape Innocent trois.
Mains jointes, méditait, vêtu de blanche laine
Ou se détachait l’or pectoral de la Croix.
 
Du dôme surbaissé, seule, une lampe antique,
Argile suspendue au grêle pendentif,
Éclairait çà et là le retrait ascétique
Et le visage osseux du Saint-Père pensif.
 
Or, tandis qu’il songeait, paupières mi-fermées
Sous les rudes sourcils froncés sévèrement
De splendides lueurs et de myrrhe embaumées
Emplirent l’oratoire en un même moment.
 
Laissant pendre à plis droits sa robe orientale,
Un spectre douloureux, blâme, aux longs cheveux roux
En face du grand Moine immobile en sa stalle
Se dressa, mains et pieds nus et percés de trous.
 
Comme un bandeau royal, l’épais réseau d’épines,
D’où les gouttes d’un sang noir ruisselaient encor.
Se tordait tout autour de ses tempes divines
Sous les reflets épars de l’auréole d’or.
 
Et ce Spectre debout dans sa majesté grave,
Hôte surnaturel, toujours silencieux,
Sur l’Élu des Romains et du sacré Conclave
Epanchait la tristesse auguste de ses yeux.
 
Mais le Pape, devant ce fantôme sublime
Baigné d’un air subtil fait d’aurore et d’azur,
Sans terreur ni respect de la sainte Victime,
Lui dit, la contemplant d’un regard froid et dur :
 
—Est-ce toi, Rédempteur de la Chute première ?
Que nous veux-tu ? Pourquoi redescendre ici-bas,
Hors de ton Paradis de paix et de lumière,
Dans l’Occident troublé que tu ne connais pas ?
 
N’aurais-tu délaissé l’éternelle Demeure
Que pour blâmer notre œuvre et barrer nos chemins,
Et pour nous arracher brusquement, avant l’heure,
Le pardon de la bouche et le glaive des mains ?
 
Ne noua as-tu pas dit, Martyr expiatoire :
Allez, dispersez-vous parmi les nations
Liez et déliez, et forcez-les de croire,
Et paissez le troupeau des génération ?
 
Les âmes, te sachant trop haut et trop loin d’elles,
Erraient à tous les vents, sans guide et sans vertu.
La faute n’en est pas à nous, tes seuls fidèles.
Ce qui dut arriver, Maître, l’ignorais-tu ?
 
La Barque du Pêcheur, sous le fouet des tempêtes,
Et près de s’engloutir, n’espérant plus en toi ;
Et l’aveugle Hérésie, hydre au millier de têtes,
Déchirant l’Unité naissante de la Foi ;
 
Et sans cesse, pendant plus de trois cents années.
Le torrent débordé des peuples furieux
Se ruant, s’écroulant par masses forcenées
Du noir Septentrion d’où les chassaient leurs Dieux.
 
Fallait-il donc, soumis aux promesses dernières
D’un retour triomphal toujours inaccompli,
Tendre le col au joug et le dos aux lanières,
Ramper dans notre fange et finir dans l’oubli ?
 
Souviens-toi de Celui qui, de son aile sombre,
T’emporta sur le Mont de l’Épreuve, et parla,
Disant :—Nazaréen ! Vois ces races sans nombre !
Si tu veux m’adorer, je te donne cela.
 
Je suis l’Esprit vengeur qui rompt les vieilles chaînes,
Le Lutteur immortel, vainement foudroyé,
Qui sous la lourd fardeau des douleurs et des haines
Ne s’arrête jamais et n’a jamais ployé.
 
Fils de l’homme ! Je fais libre et puissant qui m’aime.
Réponds. Veux-tu l’Empire et régner en mon nom,
Sachant tout, invincible et grand comme moi-même ?—
Ô Rédempteur, et Toi, tu lui répondis : Non !
 
Pourquoi refusais-tu, dans ton orgueil austère,
De soustraire le monde aux sinistres hasards ?
Pour fonder la Justice éternelle sur terre,
Que ne revêtais-tu la pourpre des Césars ?
 
Non, tu voulus tarir le fiel de ton calice ;
Et voici que, cloué sous le ciel vide et noir,
Trahi, sanglant, du haut de l’infâme supplice.
Ton dernier soupir fut un cri de désespoir !
 
Car tu doutas, Jésus, de ton œuvre sacrée,
Et l’homme périssable et son martyre vain
Gémirent à la fois dans ta chair déchirée
Quand la mort balaya le mirage divin.
 
Mais nous, tes héritiers tenaces, sans Relâche,
De siècle en siècle, par la parole et le feu,
Rusant avec le fort, terrifiant le lâche,
Du fils du Charpentier nous avons fait un Dieu !
 
Au pied de ton gibet le stupide Barbare
À prosterné par nous son front humilié ;
Le denier du plus pauvre et l’or du plus avare
Ont dressé ton autel partout multiplié.
 
Comme un vent orageux chasse au loin la poussière,
Pour délivrer la tombe où tu n’as laissé rien,
Nous avons déchaîné la horde carnassière
Des peuples et des rois sur l’Orient païen.
 
Vois ! La nuit se dissipe à nos bûchers en flammes,
La mauvaise moisson gît au tranchant du fer ;
Et, mêlant l’espérance à la terreur des âmes,
Nous leur montrons le Ciel en allumant l’Enfer.
 
Et tu nous appartiens, Jésus ! Et, d’âge en âge,
Sur la terre conquise élargissant nos bras,
Dans l’anathème et dans les clameurs du carnage,
Quand nos voix s’entendront, c’est Toi qui parleras !
 
Ô Christ ! Et c’est ainsi que, réformant ton rêve,
Connaissant mieux que toi la vile humanité,
Nous avons pris la pourpre et les Clefs et le Glaive,
Et nous t’avons donné le monde épouvanté.
 
Mais, arrivés d’hier à ce glorieux faite.
Il reste à supprimer l’hérétique pervers !
Ne viens donc pas troubler l’œuvre bientôt parfaite
Et rompre le filet jeté sur l’univers.
 
Dans le sang de l’impie, au bruit des saints cantiques,
Laisse agir notre Foi, ne nous interromps plus ;
Retourne et règne en paix dans les hauts cieux mystiques,
Jusqu’à l’épuisement des siècles révolus.
 
Car, aussi bien, un jour, dussions-nous disparaître,
Submergés par les flots d’un monde soulevé,
Grâce à nous, pour jamais, tu resteras, ô Maître,
Un Dieu, le dernier Dieu que l’homme aura rêvé.—
 
Le Saint-Père se tut, prit sa croix pectorale
Qu’il baisa par trois fois avec recueillement,
Et se signa du pouce. Et l’Image spectrale
De ce qui fut le Christ s’effaça lentement.

Derniers poèmes (1895)

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