Sully Prudhomme

L’alphabet

Il gît au fond de quelque armoire,
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon d’histoire,
Mon premier pas vers l’infini.
 
Toute la genèse y figure ;
Le lion, l’ours et l’éléphant ;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon âme d’enfant.
 
Sur chaque bête un mot énorme
Et d’un sens toujours inconnu,
Posait l’énigme de sa forme
À mon désespoir ingénu.
 
Ah ! Dans ce long apprentissage
La cause de mes pleurs, c’était
La lettre noire, et non l’image
Où la nature me tentait.
 
Maintenant j’ai vu la nature
Et ses splendeurs, j’en ai regret :
Je ressens toujours la torture
De la merveille et du secret,
 
Car il est un mot que j’ignore
Au beau front de ce sphinx écrit,
J’en épelle la lettre encore
Et n’en saurai jamais l’esprit.

Les vaines tendresses (1875)

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