Sully Prudhomme

Abdication

Je voudrais être, sur la terre,
L’unique héritier des grands rois
Dont la force et l’éclat font taire
Tous les revendiqueurs des droits,
 
De ces rois d’Asie et d’Afrique,
Monarques des derniers pays
Où les maîtres sont, sans réplique,
Sans réserve, encore obéis.
 
Je verrais, à mon tour idole,
Les trois quarts du monde vivant
Se prosterner sous ma parole
Comme un champ de blés sous le vent.
 
Les tribus des races voisines
Feraient affluer par milliers
Les venaisons dans mes cuisines,
Les vins rares dans mes celliers,
 
Des chevaux plein mes écuries,
Des meutes traînant leurs valets,
Des marbres, des tapisseries,
Des vases d’or, plein mes palais !
 
Sous mes mains j’aurais des captives
Belles de pleurs, et sous mes pieds
Les têtes fières ou craintives
De leurs pères humiliés.
 
Je posséderais sans conquête
Mon vaste empire, et sans rival !
Dans la sécurité complète
D’un pouvoir salué légal.
 
Alors, alors, ô joie intense !
Convoquant mon peuple et ma cour,
Devant la servile assistance
Moi-même, en plein règne, au grand jour,
 
Avec un cynisme suprême,
Je briserais sur mon genou
Le sceptre avec le diadème,
Comme un enfant casse un joujou ;
 
De mes épaules accablées
Arrachant le royal manteau,
Aux multitudes assemblées
Je jetterais l’affreux fardeau ;
 
Pour les déshérités prodigue
Je laisserais tous mes trésors,
Comme un torrent qui rompt sa digue,
Se précipiter au dehors ;
 
Cessant d’appuyer ma sandale
Sur la nuque des prisonniers ;
Je rendrais la terre natale
Aux plus fameux comme aux derniers ;
 
J’abandonnerais à mes troupes
Tout l’or glorieux des rançons ;
Puis je laisserais dans mes coupes
Boire mes propres échansons ;
 
Sur mes parcs, mes greniers, mes caves,
Par-dessus fossé, grille et mur,
Je lâcherais tous mes esclaves
Comme des ramiers dans l’azur !
 
Tout mon harem, filles et veuves,
S’en retournerait au foyer,
Pour enfanter des races neuves
Que nul tyran ne pût broyer,
 
Qui ne fussent plus la curée
D’un vainqueur, suppôt de la mort,
Mais serves d’une loi jurée
Dans un libre et paisible accord,
 
Fondant la cité juste et bonne
Où chaque homme en levant la main
Sent qu’il atteste en sa personne
La dignité du genre humain !
 
Et moi qui fuis même la gêne
Des pactes librement conclus,
Moi qui ne suis roseau ni chêne,
Ni souple, ni viril non plus,
 
Je m’en irais finir ma vie
Au milieu des mers, sous l’azur,
Dans une île, une île assoupie
Dont le sol serait vierge et sûr,
 
Île qui n’aurait pas encore
Senti l’ancre des noirs vaisseaux,
Dont n’approcheraient que l’aurore,
Le nuage et le pli des eaux.
 
Dans cette oasis embaumée,
Loin des froides lois en vigueur,
Viens, dirais-je à la bien-aimée,
Appuyer ton cœur sur mon cœur ;
 
Des lianes feront guirlandes
Entre les palmiers sur nos fronts,
Et tu verras des fleurs si grandes
Qu’ensemble nous y dormirons.

Les vaines tendresses (1875)

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