Joseph Autran

Falaises de Normandie

« Voulez-vous de la mer connaître un vrai miracle,
Disait-il ; voulez-vous contempler un spectacle
Que le poète ému cherche d’un pas fréquent ?
Partez un jour, gagnez les côtes de Fécamp ;
Sur la grève en talus que le flot escalade,
Allez voir Étretat, maritime peuplade,
Assise obscurément sur les mêmes galets
Où la Gaule romaine eut son dernier relais.
Choisissez l’équinoxe : au printemps, à l’automne.
Octobre, quand j’y fus, chargeait son ciel qui tonne.
C’est alors que la mer, à ses plus bas niveaux,
Livre à l’explorateur l’accès de ses caveaux.
 
Au pied du terrain blanc des normandes falaises,
Murailles qui font face aux murailles anglaises,
Mille creux sont ouverts, qui, de leur seuil béant,
Absorbent chaque jour et rendent l’Océan.
Aux heures où le flot, que le reflux emporte,
De ces antres vidés abandonne la porte,
Descendez au rivage, et, longeant sa paroi,
Entrez : l’étonnement est presque de l’effroi !
Là, se dérouleront devant vous des arcades,
Des voûtes, d’où les eaux retombent en cascades,
Des grottes dont les blocs, minés et crevassés,
Pendent affreusement sur vos fronts menacés.
Marchez toujours : la roche aux assises énormes
Affecte des aspects, des caprices, des formes
Tels que le voyageur se demande, surpris,
S’il n’a point dans un songe égaré ses esprits.
Quelles sont, pense-t-il, ces triomphales arches ?
A quelle nécropole aboutissent ces marches ?
Dans ces vides obscurs, vois-je les cachots noirs
Que les rois féodaux creusaient sous leurs manoirs ?
Une arène m’invite à ses bancs circulaires :
Rome eut-elle en ce lieu des fêtes consulaires ?
Ses combats de lions et de gladiateurs
Prenaient-ils sur ce bord les flots pour spectateurs ?
Par intervalle, un bruit sort des cavités sombres :
Est-ce un bruit d’eau qui pleure ? Est-ce le chœur des ombres ?
Des naufragés anciens la voix sous ce rocher
Redit-elle aux vaisseaux : Gardez-vous d’approcher ?
 
Images, souvenirs, assiègent la pensée.
On est pris par moments d’une peur insensée ;
Une forme entrevue, un rien, une ombre, un son,
Fait courir sur la peau le rapide frisson.
11 semble qu’à vos yeux quelque pâle fantôme,
Quelque spectre, gardien du ténébreux royaume,
D’un de ces soupiraux va surgir lentement
Et du seuil interdit venger l’empiétement.
11 semble qu’on verra, d’un de ces vomitoires,
Sortir une panthère aux sanglantes mâchoires,
Ou qu’un vautour immense, échappé de sa nuit,
Va secouer sur vous ses ailes à grand bruit.
 
Par qui furent créés ces étranges dédales ?
Qui façonna leurs murs, leurs pilastres, leurs dalles ?
C’est la mer ! L’Océan est leur unique auteur ;
Il en fut l’architecte, il en fut le sculpteur.
Il conçut le chef-d’œuvre et l’accomplit dans l’ombre.
Ce que n’eussent point fait, durant des jours sans nombre,
Un peuple d’ouvriers armés de leurs ciseaux,
Fut un facile jeu pour la lime des eaux.
Admirez le travail de l’onde créatrice :
De l’ensemble aux détails explorez l’édifice.
Mais dans ses profondeurs n’attardez point vos pas,
Car le flux a son heure, et le flux n’attend pas.
Ce n’est pas le lion, ce n’est pas la panthère
Qui soudain bondira d’un porche solitaire ;
Le flot, mieux qu’un lion, s’élancera sur vous.
Le flot de ce domaine est le maître jaloux.
Malheur aux imprudents surpris par la marée !
L’Océan est plus prompt que leur course effarée.
Combien d’infortunés qui, dans les antres sourds,
Épuisèrent leur voix à crier au secours !
Leur mort a défrayé les sinistres légendes
Qu’on répète, le soir, sur les côtes normandes.
Les pêcheurs d’Étretat, de Dieppe, de Honfleur,
Vous les raconteront, et jamais sans pâleur ;
Ils diront les amants avec leurs fiancées,
La veille de l’hymen, pris par les eaux glacées.
Les enfants disputés aux parents accourus,
Et, du creux des rochers, les mânes apparus !
 
Sortez donc, prévenez l’inexorable lame,
Sortez ! Mais un regret alors vous saisit l’âme.
Quand l’onde a reconquis ses sinueux palais,
Quels y sont ses replis, ses luttes, ses reflets ?
A travers les échos des voûtes infinies,
Quelles sont ses rumeurs, ses voix, ses harmonies ?
Sur quels tons la caverne et le flot souterrain
Chantent-ils, dans la nuit, leur éternel refrain ?...
A moins d’être un de ceux qui, d’épouvante hâves,
Par l’Océan surpris, sont restés dans ses caves,
Arcanes de ces bords, comment vous raconter !
Mystérieux concerts, comment vous répéter ! »
 
L’homme qui nous tenait ce discours plein de flamme
Porte un des noms heureux que la gloire réclame.
Il nous avait reçus, artiste hospitalier,
Au milieu des splendeurs de l’intime atelier,
Sanctuaire sacré de peinture émouvante !
Et sa parole était si chaude et si vivante,
Que vous auriez cru voir, sur les murs trop étroits,
Un de ces fiers tableaux qu’il signe :—Delacroix !

Les Poèmes de la mer (1859)

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