C'est l'été.
Un terrassier ivre de joie de vivre, tout simplement, danse sur un trottoir.
Il fait beau, c’est le soir et le goût du bonheur et le désir d’amour lui font oublier l’heure.
Est-ce sa jeunesse qui le fait danser ou bien lui qui fait danser sa jeunesse pour lui faire oublier la fatigue du chantier, on ne sait.
Soudain, il s’arrête net devant la porte d’un bel hôtel particulier.
Sous le porche, une lanterne au dernier goût du jour, piquante vulgarité très
Saint-Germain-des-Prés, d’une lumière un peu rouge éclaire l’entrée.
Le terrassier cligne de l’œil du connaisseur devant cette engageante et clignotante lueur.
Un souvenir tout simple caresse sa mémoire : fées nues, déesses intéressées mais si faciles à aimer, à caresser.
Il franchit le porche, très à l’aise, comme chez lui.
Des loufiats aux mollets gainés de blanc le laissent passer un peu surpris, mais ils en ont vu d’autres et peut-être qu’on donne ici ce soir aussi un bal travesti.
Des invités en habit et robe du soir ou en impeccable négligé entourent le maître et la maîtresse de maison.
La maîtresse de maison est belle et le maître de maison assez singulièrement beau garçon.
Tout le monde boit du
Champagne.
Les dames sont très décolletées, c’est-à-dire aux trois quarts nues, enfin le plus possible.
Le terrassier qui est beau, comme elles sont belles, ne passe pas inaperçu.
—
C’est vraiment du tonnerre, cet audacieux débraillé ! dit une très charmante poupée, déshabillée à ravir par un très grand couturier.
Le terrassier s’assoit et fait son choix.
C’est-à-dire que, buvant un verre, il fait signe au loufiat qui le sert, désignant celle sur qui il a jeté son dévolu : la maîtresse de maison.
Le loufiat s’éloigne sans comprendre et la maîtresse de maison, très occupée, n’a même pas vu le terrassier.
Mais le maître de maison, lui, tout de suite l’a remarqué.
n
B’avance vers lui, élégant, minaudant, primesau-tier et, profitant de l’atmosphère de fête et du brouhaha général, s’assoit sur ses genoux et le prend par le cou
en toute intimitA
Le terrassier se lève et le maître de maison tombe.
—
Chatouillez la cariatide sous les bras et le monument s’écroulera, dit le terrassier hilare, histoire de faire rire le monde.
Et les invités en dansant répètent ce mot charmant.
Curieuse, surprise et amusée, la maîtresse de maison s’approche.
Le terrassier l’examine de très près, la palpe, la retourne et déçu hoche la tête.
Mais la maîtresse de maison veut à tout prix danser avec ce surprenant invité clandestin et qui est à vrai dire le clou de la soirée.
Résigné, il danse avec « la patronne » parce que ça se fait et comme elle est un peu ivre, perdant toute retenue, elle danse comme on rêve, elle danse à la dérive, rivée au clou de la soirée comme la riveuse à son rivetier.
Le maître de la maison, horriblement jaloux et non seulement de sa femme, trépigne, appelle « ses gens » puis soudain se calme et, soucieux d’éviter le scandale, les renvoie en baissant la voix puis dansant, léger, devant un miroir met un peu d’ordre dans sa toilette avec un petit sourire légèrement chiffonné.
Le terrassier, tout en dansant, le regarde faire, amusé.
Soudain, il découvre dans le miroir l’image d’une camériste qui doucement, un plateau à la main, traverse le salon.
Bile est noire et très belle, belle de partout, noire de
Bahia ou de
Harlem.
Le terrassier se précipite, abandonnant sa cavalière, renverse le miroir, le plateau et les verres, et fait danser la belle.
Ils oublient tous deux le salon, ils oublient le décor : alors le décor change.
Et ils dansent où ils veulent, bous un ciel étoile pour eux seuls, ils dansent l’amour qu’ils veulent auprès d’un lit défait et le rideau retombe, épais, lourd et discret.