Jacques Prévert

L’enfant de mon vivant

Dans la plus fastueuse des misères
 
mon père ma mère
 
apprirent à vivre à cet enfant
 
à vivre comme on rêve et jusqu’à ce que mort s’ensuive
 
naturellement
 
Sa voix de rares pleurs et de rires fréquents
 
sa voix me parle encore
 
sa voix mourante et gaie
 
intacte et saccagée
 
Je ne puis le garder je ne puis le chasser
 
ce gentil revenant
 
Comment donner le coup de grâce
 
à ce camarade charmant
 
qui me regarde dans la glace
 
et de loin me fait des grimaces
 
pour me faire marrer
 
drôlement
 
et qui m’apprit à faire l’amour
 
maladroitement
 
éperdument
 
 
 
L’enfant de mon vivant
 
sa voix de pluie et de beau temps
 
chante toujours son chant lunaire ensoleillé
 
son chant vulgaire envié et méprisé
 
son chant terre à terre
 
étoile
 
Non
 
je ne serai jamais leur homme
 
puisque leur homme est un roseau pensant
 
non jamais je ne deviendrai cette plante
Carnivore qui tue son dieu et le dévore et vous invite à déjeuner et puis si vous refusez vous accuse de manger du curé
 
Et j’écoute en souriant l’enfant de mon vivant
 
l’enfant heureux aimé
 
et je le vois danser
 
danser avec ma fille
 
avant de s’en aller
 
là où il doit aller
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