Charles Guérin

Un soir au coucher du soleil

C’était encore un soir au coucher du soleil.
Je menais sur le bord murmurant d’une grève
Mon cœur qui te répond, ô mer, et qui pareil
A ton abîme obscur, gronde, s’apaise et rêve,
Se brise sur lui-même et fuit, revient baiser
D’humbles pieds d’amoureux qui vont sur le rivage.
Et de nouveau cabré, lourd d’orgueil et sauvage,
Remporte des sanglots qu’il ne peut apaiser.
Tendre comme l’écho d’une invisible harpe,
Le vent me caressait du vol de son écharpe.
Sur les confins des flots vaporeux et du ciel,
Le jour en s’en allant semait des violettes ;
Et montant les degrés des extases muettes
Ou Dieu mesure à l’homme un moment éternel,
Je regardais bondir sous la première étoile
Une barque rentrant au port à pleine voile.
 
Ô ! dis-je, vagabond des monts et de la mer,
Qui reprendras demain et toujours comme hier
Vers un but inconnu ton inlassable marche,
Puisque la nuit t’invite à t’asseoir sous son arche,
Cède à son doux appel. Le rêve intérieur
Ramènera ton âme aux anciennes années
Où tu jouais, d’un cœur paisible, enfant rieur,
Avec le fil qui brille aux mains des Destinées.
Chère maison natale aux balcons en fleurs ! Vois :
Un clair matin d’été scintille sur les toits.
Le jardin retentit de chants, de cris, de voix ;
Entends chuchoter l’eau, soupirer les feuillages,
Et les cloches frémir de l’aile dans leurs cages.
Dans un massif que l’aube aux doigts frais a mouillé,
Ton frère aux cils dorés voudrait, agenouillé,
Cueillir un papillon qu’il prend pour une rose.
Tout s’éveille et rayonne et chante, tout est pur.
Pareille à ce jardin baigné d’humide azur,
La vierge au temps d’amour rit et pleure sans cause.
 
Ô voyageur, regarde encore : C’est le soir.
Un rayon rouge et bas traverse les charmilles.
Le rêve enlace deux à deux les jeunes filles
Qui viennent au balcon s’accouder et s’asseoir.
« Le soir est bon, le soir est tendre, disent-elles !... »
Or l’amour est caché dans l’ombre de ces mots,
Et, craintives de fondre alors en longs sanglots,
Elles trompent leur cœur par de douces querelles.
« L’absent, le cher et triste absent, reviendra-t-il ?
Loin du sol maternel il aime son exil,
Et l’année au détour du chemin suit l’année
Sans ramener cette âme à souffrir obstinée.
Pourtant le soir est bon, le soir est tiède et bleu ;
Son laiteux encens flotte à terre comme un voile,
Et dans le pâle azur infini, chaque étoile
Porte sur ses rayons notre prière à Dieu. »
 
Toutes forment ainsi peut-être un même aveu,
Les douces vierges. L’air qui leur flatte la joue
Fait que le bras plus tendre à la taille se noue ;
Un pur désir émeut les jeunes seins gonflés.
Et le vent sur le mur berce les clématites.
 
Ô poète inquiet du monde, qui médites,
Opposant un front ferme aux grands souffles salés,
Souviens-toi que l’amour, docile au pas de l’heure,
Ne descend pas deux fois dans la même demeure !
Un soir tu reviendras, sentant qu’il se fait tard,
Au toit natal, chargé d’une âme de vieillard.
Tes yeux verront dans les miroirs rongés de rouille
Le sel de l’Océan qui te reste aux cheveux.
Ta main tremblante et lasse attisera les feux,
Signe du noir automne humide et sa dépouille ;
Et regardant, pensif, presque en pleurs, aboyer
La chimère de bronze accroupie au foyer,
Songeant à la maison jadis pleine de joie,
Au temps où tu courais encore dans les massifs,
A tes parents couchés aujourd’hui sous les ifs,
A ceux qui dans la vie ont pris la juste voie,
Devant un pauvre feu sans cesse rallumé
Tu connaîtras l’horreur de n’être pas aimé.

Le semeur de cendres (1901)

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