Charles Guérin

Je vais sur la pelouse humide

Je vais sur la pelouse humide de rosée,
D’un pas léger, les yeux riants, l’âme brisée
De tendresse, de joie indicible et d’amour.
Le jour descend en moi comme un baiser, le jour
Me pénètre et m’enlève à la terre. J’adore.
Le jardin resplendit sous le ciel frais. L’aurore
A troué les pins drus et noirs d’un rouge orteil.
Une perle d’eau claire étincelle au soleil.
L’herbe est comme une mer où l’onde poursuit l’onde.
L’allée a de lascifs contours de femme blonde.
Le lierre en feu frissonne à la crête d’un mur.
Un oiseau que le vent balance dans l’azur
Chante sur le bouleau sans feuille encore. Je rêve,
Au sein d’une lumière heureuse, ivre de sève
Et d’air, le front tourné vers l’orient, et tel
Qu’un jeune dieu qui vit son matin immortel.
 
Ainsi, dans le jardin lustré de pousses vertes,
Je vais, joignant les mains et les lèvres ouvertes
Pour répandre l’amour dont mon cœur s’est gonflé
Devant l’aube, le vierge azur, le lierre ailé.
L’oiseau chante, le ciel sourit et l’herbe pleure.
« Seigneur, dis-je, votre œuvre est belle et voici l’heure,
Père infiniment bon et sublime ouvrier,
Où je voudrais des mots surhumains pour prier,
Des vers religieux et purs comme les psaumes
Qu’entonnent sous le vent les pins aux vastes dômes.
Par un hymne de joie et d’adoration,
Rendre grâce à l’auteur de la création,
Oui, Seigneur ! Mais je porte, hélas ! Pauvre poète,
La malédiction d’une langue muette :
Tout ce qui chante en moi de confuse beauté
S’éteint dans mon esprit avant d’avoir été,
Et ce brin d’herbe avec la perle qui le courbe,
Rit de ma plume où point une goutte de tourbe. »
 
Ayant dit, et soudain déchu de mon orgueil,
Je m’arrête et j’embrasse encore, d’un long coup d’œil,
Le grand jardin natal aux brillantes allées ;
Derrière elle laissant les heures écoulées,
L’ombre plus courte atteint le milieu du cadran.
Chaque toit bleu chatoie au soleil comme un paon ;
Et tandis que le ciel de midi sur le sable
Epanche en flots de feu son urne intarissable,
Indifférente au drame obscur de mon esprit,
La nature féconde et forte me sourit.

Le semeur de cendres (1901)

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