Charles Guérin

J’imagine souvent ta maison

J’imagine souvent ta maison ; je t’y vois
Usant dans le devoir une âme encore fervente ;
Je reconnais ton bruit de pas j’entends ta voix
Tendre et grave donner un ordre à la servante.
 
Ce soir, le jeune avril te gagne à sa douceur.
Tu te souviens, l’amour envahit ta mémoire ;
Et, sentant tes genoux faiblir avec ton cœur,
Tu cesses de plier ton linge dans l’armoire.
 
Tu viens à la fenêtre ouverte et tu t’émeus,
Seule en face des monts abrupts vêtus de cendre,
A regarder le lourd soleil rouge et fumeux
Au-delà des glaciers millénaires descendre.
 
Devant ton seuil, nouant des rondes, ivres d’air,
Les troupes d’écoliers font des cris d’hirondelles,
Joie aiguë et qui semble au printemps né d’hier
Un précoce retour de ses oiseaux fidèles.
 
Mais tu rêves, l’esprit perdu dans le passé,
Le visage tourné vers le ciel, douloureuse,
Et mesurant des yeux de l’âme le fossé
Qui plus large entre nous de jour en jour se creuse.
 
Tu demeures longtemps ainsi, triste et sans voir
Les lampes étoiler la ville violette ;
Frissonnante et laissant des pleurs de feu pleuvoir
Sur tes mains que la vitre obscurément reflète.
 
Et ton cœur, qui déjà n’espère plus des ans,
Écoute dans la chambre où la nuit trouble tombe
Le grand silence noir des foyers sans enfants
S’approfondir autour de lui comme une tombe.

Le semeur de cendres (1901)

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