Charles Guérin

La nuit répand sur le village son ombre

La nuit répand sur le village
Son ombre et sa tranquillité.
L’âme inquiète du feuillage
Soupire aux souffles de l’été.
 
En face du jour qui s’achève
Des groupes sombres sont assis,
Pleins d’un impénétrable rêve,
Au fond des porches obscurcis.
 
Un chariot crie. Une fille
Retire sous l’arche d’un pont
Son seau clair où l’eau noire oscille.
Des bœufs chargés d’herbe s’en vont.
 
Il sort une tiède buée
De l’étable où les bêtes font
Leur bruit de paille remuée.
Une fumée au ciel se fond.
 
C’est l’heure grise des veillées.
Le vent limpide emporte au loin,
Hors des granges entrebâillées,
L’enivrant arome du foin,
 
Et ramène des hameaux proches
Le grand bourdonnement d’amour
Que lui jette l’essaim des cloches
Par ses ruches de pierre à jour.
 
                   ***
 
Voici le champ des funérailles ;
Il exhale d’amers parfums,
Et le lierre sur ses murailles
Recouvre les noms des défunts.
 
Au-dessus des tombes s’agitent
Les coupoles de deux tilleuls
C’est là que les colombes gîtent,
C’est là que songent les aïeuls.
 
Enfant, je jouais sous ces dômes,
A cette heure du jour tombant,
Quand, posant leur front dans leurs paumes,
Les vieillards rêvent sur leur banc,
 
Et que les vieilles femmes filent
Sur les marches des escaliers,
Devant le ciel où se profilent
Les quenouilles des peupliers.
 
Alors la rumeur qui salue
Le soleil près de son coucher,
Le bruit des chaînes de charrue,
La corne rauque du porcher,
 
Le roucoulement des colombes
Le vent dans le lierre des murs,
Le vent dans les herbes des tombes,
Le vent dans les tilleuls obscurs,
 
Toute chose plongeait mon être
Dans un mystérieux émoi
Où des ombres me semblaient naître
Du champ des morts autour de moi.
 
                   ***
 
Ce soir, c’est ma jeunesse mûre
A qui les arbres de l’enclos
Versent leur indistinct murmure,
Pareil au chant pensif des flots.
 
La vague harmonie en est vieille ;
Mais aujourd’hui si sa douceur
Caresse encore mon oreille,
C’est en faisant gémir mon cœur ;
 
Car cette molle plainte ailée
Qui s’élève les soirs d’été,
Dans mon souvenir est mêlée
A des moments de volupté.
 
Elle évoque une tendre femme
Et la saison, ô jours enfuis,
Où l’amour éclairait mon âme
Comme un lys poussé dans un puits.
 
Elle évoque les heures saintes
Où nos lèvres âcres de pleurs
Avec âpreté se sont jointes
Sous un tilleul chargé de fleurs.
 
Parmi la pénombre embaumée
Le vent de la nuit soupirait,
Et les feuilles, ma bien-aimée,
Ébruitaient notre secret.
 
Vos mains, légères formes blanches,
Se paraient des scintillements
Que jetait à travers tes branches
L’ardente étoile des amants.
 
Comme une eau vive dans une urne
La voix du sang grondait en nous,
Et notre désir taciturne
Mêlait nos cœurs et nos genoux.
 
                   ***
 
Notre amour remplit la durée
Qui, dans l’avenir incertain,
A toute chose est mesurée
Par le nécessaire destin.
 
Puis ce fut la mort des feuillages,
Le silence des fins d’été.
La caravane des nuages
Passa dans le ciel attristé.
 
Nous avons, un soir de septembre,
Gravi par ses chemins pierreux
La colline où frissonnait l’ambre
Des frêles peupliers fiévreux.
 
Et là, tandis qu’à la vallée
Le vent solennel des sommets
Emportait la voix désolée
Des jours qui meurent à jamais,
 
Nous avons déchiré notre être
Et, jetant nos liens brisés,
Sans nous regarder disparaître,
Fui par les versants opposés.
 
                   ***
 
Depuis lors (et plus d’une année
A retourné son sablier
Dans mon âme, hélas condamnée
A ne pas pouvoir oublier)
 
J’ai vécu dans cette retraite
Qui, douce aux destins accablés,
Forme une île verte et secrète
Où vient battre la mer des blés.
 
                   ***
 
Nouant ses écharpes bleuâtres
Aux cols de leurs pauvres manteaux,
La nuit descend avec les pâtres
Les molles rampes des coteaux ;
 
Et l’humble plainte continue
Des cimes rondes dans l’azur,
Comme une chanson reconnue
Gonfle mon cœur d’un mal obscur.
 
                   ***
 
« Ô faible enfant chez qui le rêve
A corrompu la volonté,
Que ce jour grave qui s’achève
T’enseigne la virilité !
 
Regarde : sur leurs bancs de pierre,
Paisibles et silencieux,
Les dompteurs puissants de la terre
Observent les signes des cieux.
 
Leur méditation embrasse
L’océan des blés où demain
La faux acérée et vorace
Ouvrira son large chemin.
 
Au sein des flots fauves ils voient
Plonger les rames de métal,
Et dans les chariots qui ploient
S’amonceler l’or végétal.
 
Déjà les gerbes déliées
Volent sous les fléaux brandis,
Et les forces multipliées
Font jaillir le grain des épis.
 
Puis un nuage obscurcit l’aire
Les vanneurs sifflent du gosier,
Et le ciel rit dans la poussière
Des grandes coquilles d’osier.
 
Or dans les moulins où quatre ailes
Capturent le vent souverain,
Les meules de granit entre elles
Moudront de frais ruisseaux de grain.
 
Et la farine douce et blanche
Sera pétrie et mise au four,
Pour être le pain du dimanche
Et notre pain de chaque jour.
 
Et, dans les réduits lamentables,
De son sain arome le pain
Enivrera les mornes tables
Où s’accoude en pleurant la Faim ;
 
Jusqu’aux temps où la race d’Eve
Ayant épuisé son destin,
Verra comme un horrible rêve
Le soleil manquer au matin.
 
Mais si l’ordre de la nature
Ne laisse en fleur qu’un bref moment
Cette chair que la créature
Nourrit de terrestre froment,
 
L’humble et pure manne sacrée
Qui rayonne au front des autels,
A son éternelle durée
Associera les cœurs mortels.
 
                   ***
 
« Et c’est pourquoi, fils de la terre,
Gens des labours et des moissons,
Ô simple et forte race austère,
Paysans ! nous vous bénissons,
 
L’été, lorsque le blé des plaines
Chante, en roulant sous le ciel bleu
La rumeur de ses ondes pleines,
L’hymne saint de la vie à Dieu.
 
                   ***
 
Toi, mon enfant, sois homme ; laisse,
Cette vaine plainte d’amour,
Et féconde enfin sans faiblesse
Ton âme rebelle au labour.
 
Pour l’ouvrir jusqu’au fond, appuie
Le soc des fortes passions,
Et que ta main verse la pluie
D’un grain choisi dans les sillons.
 
Bientôt, comme de douces ailes,
Tu sentiras frémir en toi
Les moissons immatérielles
De l’espérance et de la foi.
 
Et tu rentreras dans tes granges
Ces beaux épis de ton été,
Pour en faire le pain des anges
Et le pain de l’humanité. »
 
                   ***
 
La voix grave se tait. Je goûte
Ce large silence étoilé
Où l’âme humblement se fond toute
Quand la conscience a parlé.
 
Là-bas, sur la colline noire,
Le tendre Vesper tremble et luit ;
C’est l’heure où le bétail vient boire
Sous les saules baignés de nuit.
 
A chaque porte un groupe sombre,
Confuse image du repos,
Regarde s’écouler dans l’ombre
Les formes vagues des troupeaux.
 
Sous J’un des chaumes que reflète
L’eau prochaine de l’abreuvoir,
Ma lampe rouge s’inquiète
Des faibles haleines du soir ;
 
Et, sœur de la première étoile,
Je vois palpiter sous l’auvent
Une blanche coiffe de toile
Dont les brides flottent au vent.

Le semeur de cendres (1901)

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