Charles Guérin

Stériles nuits d’hiver où ton âme trop pauvre.

Stériles nuits d’hiver où ton âme trop pauvre,
Haineuse et lâche, éparse au vent, boueuse et noire,
Fuyant l’âtre où les chats obséquieux se chauffent
Et le thé musical et blond des rêveurs sobres,
Dans la rue où l’impur amour chuchote et rôde
Porte comme une croix son lourd désir de gloire !
Retourne boire alors dans les tavernes, boire
Les vins de pourpre où l’œil voit fleurir sous des roses
Les jeunes seins légers des danseuses d’Hérode,
Les vins d’ambre pareils aux feuillages d’octobre,
Et la liqueur de lait, d’opale et d’émeraude.
 
Ô ruches de rumeur inféconde, tavernes
Où vont mortellement rire jusqu’au jour terne
Les rêveurs qui sont veufs d’amour et de génie !
On dément sa douleur et son cœur, on renie
La foi qui réconforte et le bel art sincère,
Et les âcres poisons qu’on puise dans les verres
Accroissent l’impuissance et les sourdes colères.
 
Ô fins des nuits, départs lugubres des tavernes
Quand le vent fait tinter les vitres des lanternes !
Un train siffle, la neige est noire dans les rues,
Et les arbres plaintifs croisent leurs ombres nues
Le long des murs où le poète, enfant divin,
Titube pesamment de tristesse et de vin.
 
Va-t’en, la pierre humide est bonne au sang qui brûle,
Va-t’en, rêveur, poser tes coudes et ton front
Sur le granit rugueux du parapet d’un pont.
Ta bouche desséchée aspirera la brume,
La fraîcheur de la mort remplira tes narines,
Et tu verras, funèbre et forte volupté,
Le fleuve, sombre, large et lourd comme un Léthé,
Grand voyageur qui roule embrassé d’autres villes,
Le fleuve lent mêlé en remous sur les piles
L’ombre, le sang et l’or qu’il ne peut emporter.

Le cœur solitaire (1896)

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