Laissez, ne troublez pas l’heure qui m’est donnée ;
Que je puisse au bonheur reprendre un peu de foi !
Innombrables liens dont ma vie est gênée,
Pensers de chaque instant, soins de chaque journée,
Laissez, ô laissez-moi !
Je veux oublier tout, oui, tout pour cette rive
Où la mer vient briser sa majesté plaintive.
Je veux suivre de l’œil ses souples mouvements ;
Tendre une oreille avide à ses mugissements ;
Et mêler sur le bord de l’humide étendue,
A son souffle puissant une haleine perdue.
Mais quoi ! De l’Océan ce n’est là qu’un lambeau,
Qu’un des pans azurés de son large manteau !
Il faut le voir, aux lieux où la France féconde
Sent contre son flanc nu battre toute son onde :
Pourquoi pas ?... Demandez à l’invisible main,
Qui de mes vœux sans cesse a barré le chemin ;
Demandez à ce joug qui fait ployer ma tête,
Quand à se redresser il la sent toujours prête,
Demandez au fardeau qui ralentit mes pas
Faits pour atteindre un but qu’ils ne toucheront pas !
Vous qui vibrez encore dans mon âme oppressée,
Bruits tonnants de Juillet, qu’elle traîne après soi,
Du sang de nos martyrs, trace à peine effacée,
Laissez, au gré des flots, s’endormir ma pensée,
Laissez, ô laissez-moi !
Je veux oublier tout, oui tout pour la soirée
Où monte de l’été la plus haute marée.
Entendez-vous des sons étranges, inconnus,
Du profond de l’abîme à la terre venus ?
C’est elle, c’est la mer, qui toute frémissante,
Semble toucher les cieux de sa hauteur croissante.
Écoutez sur le roc ses coups égaux et sourds,
Pareils aux coups lointains du canon des trois jours.
Qui ne la connaît pas, la dirait en colère :
Tel menace et rugit l’océan populaire !
Mais sans frein apparent, ce courroux solennel,
A son heure marquée et son but éternel !
Cependant, pauvre barque, il té brise au passage,
Et charrie en jouant tes débris sur la plage !...
Humble fortune, hélas ! Détruite en peu de coups,
Sans même avoir valu l’effort de son courroux !...
Insupportables cris des intérêts serviles,
S’arrachant les lambeaux de l’éternelle loi ;
Vains débats des partis, bruits oiseux de nos villes,
Écho toujours grondant des discordes civiles,
Laissez, ô laissez-moi !
Je veux oublier tout, oui tout, pour le navire
Que laisse au sein du port le flot qui se retire.
Je veux voir décharger, aux lueurs du matin,
Tous les dons parfumés de l’orient lointain ;
Puis, le soir, contempler ces voiles repliées,
Ces cordages, ces nœuds, ces lignes déliées,
Qui se croisent dans l’air, et semblent sur l’azur,
Le travail délicat d’un pinceau ferme et pur.
Salut au pavillon qui joue entre ces toiles,
Et porte en un champ bleu treize blanches étoiles !
C’est pour notre triomphe aujourd’hui que tu viens !
Le tien fut nôtre un jour, ô sœur ! Tu t’en souviens :
Salut ! Et vous, Anglais, qui nos rivaux naguères
A voix haute aujourd’hui vous proclamez nos frères,
Comme des bras amis nos ports vous sont ouverts,
Venez !... Mais quelle proue a sillonné les mers ?
Oh ! Voyez ! On dirait, sur les vagues fidèles,
Un oiseau qui revient au nid à tire-d’ailes !
Mes yeux me trompent-ils ? Sur nos bords, en plein jour,
Les bannis d’Holy-Rood seraient-ils de retour ?
Ce navire, à la fois, porte-t-il à la France
Leur bannière vieillie et leur jeune espérance ?
Non : s’il a pour parrain l’héritier des vieux rois,
C’est que le temps va vite, et que depuis DIX mois,
De vers le pôle austral, harponnant la baleine,
Il n’a rien vu, rien su : de la grande semaine,
Rien ; d’un roi nouveau, rien !... et le voilà cinglant
Avec son nom proscrit et son pavillon blanc !
Ô ce nom ! Ce drapeau ! Qui tous deux en partage
Ont la honte et le sang, effroyable héritage,
Et sont pourtant tous deux innocents des malheurs
Que l’Europe avait cru l’aube de jours meilleurs !...
Arrachés par le fer, exhalés dans les chaînes,
Derniers soupirs de ceux qui meurent pour leur foi,
Que pousse le midi de ses tièdes haleines,
Que le souffle du nord apporte de ses plaines,
Laissez, ô laissez-moi !
Je veux oublier tout, oui tout, pour cette brise
Qui laboure à grand bruit la mer houleuse et grise,
Pour ces vagues soupirs, tristement modulés,
Pareils aux longs échos des orgues ébranlés :
On dirait quelquefois un concert d’hymnes saintes,
Puis un murmure sourd de reproche et de plaintes ;
Ah ! Dans ton vol vengeur, messagère du nord,
On te verra bientôt nous rapporter la mort !
La mort ! Non cette mort éclatante et parée,
Qui dort sur un drapeau, de palmes entourée,
Et nous laisse tomber sous un glaive vainqueur,
Un espoir à la bouche, une foi dans le cœur :
La mort ! Mais sans écho, muette, inattendue,
En subtiles vapeurs dans les airs répandue,
Qui fondra sur ce monde à de vils soins livré,
Sans y frapper un coup digne d’être pleuré !
Son souffle fanera, vous qui vivez de fêtes,
Les couleurs de vos fronts et les fleurs de vos têtes ;
Vous, qui tendez le verre aux vins étincelants,
Elle y viendra verser ses poisons à pas lents ;
Voyez-la se dresser, gens d’argent ou d’intrigues,
Entre vous et votre or, entre vous et vos brigues !
Et vous, parleurs sans fin, fabricateurs de lois
Occupés à compter et recompter vos voix
Du haut de la tribune, entre des fronts livides
Vous pourrez sur vos bancs compter les places vides !
De privilèges point, elle se prend à tout ;
D’asile, de remparts, point, elle entre partout ;
Dépeuplant sans pitié les obscures mansardes,
Elle franchit les seuils environnés de gardes
Sans respect : des palais le royal escalier
A son pied redoutable est déjà familier !...
Et pourtant pas un cœur prêt à la voir paraître !
Moi-même, moi, qui sait ? Je l’attendrai peut-être,
Murmurant à voix basse un chant frivole ou vain,
Sur ma lèvre entr’ouverte interrompu soudain !...
Hélas ! M’enviez-vous l’heure qui m’est donnée,
Souvenirs pleins de trouble, avenir plein d’effroi ?
Au fond de cette coupe, à ma soif destinée,
Laissez donc retomber la lie empoisonnée,
Laissez, ô laissez-moi !