Victor Hugo

Orientale

Lorsque Abd-el-Kader dans sa geôle
Vit entrer l’homme aux yeux étroits
Que l’histoire appelle—ce drôle,—
Et Troplong—Napoléon trois ;
 
Qu’il vit venir, de sa croisée,
Suivi du troupeau qui le sert,
L’homme louche de l’Elysée,—
Lui, l’homme fauve du désert ;
 
Lui, le sultan né sous les palmes,
Le compagnon des lions roux,
Le hadji farouche aux yeux calmes,
L’émir pensif, féroce et doux ;
 
Lui, sombre et fatal personnage
Qui, spectre pâle au blanc burnous,
Bondissait, ivre de carnage,
Puis tombait dans l’ombre à genoux ;
 
Qui, de sa tente ouvrant les toiles,
Et priant au bord du chemin,
Tranquille, montrait aux étoiles
Ses mains teintes de sang humain ;
 
Qui donnait à boire aux épées,
Et qui, rêveur mystérieux,
Assis sur des têtes coupées,
Contemplait la beauté des cieux ;
 
Voyant ce regard fourbe et traître,
Ce front bas, de honte obscurci,
Lui, le beau soldat, le beau prêtre,
Il dit : « Quel est cet homme-ci ? »
 
Devant ce vil masque à moustaches,
Il hésita ; mais on lui dit :
« Regarde, émir, passer les haches !
Cet homme, c’est César bandit.
 
« Ecoute ces plaintes amères
Et cette clameur qui grandit.
Cet homme est maudit par les mères,
Par les femmes il est maudit ;
 
« Il les fait veuves, Il les navre
Il prit la France et la tua,
Il ronge à présent son cadavre. »
Alors le hadji salua.
 
Mais au fond toutes ses pensées
Méprisaient le sanglant gredin
Le tigre aux narines froncées
Flairait ce loup avec dédain.
 
                       Jersey, le 20 novembre.

Les châtiments (1853)

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