Victor Hugo

Voeu

Si j’étais la feuille que roule
L’aile tournoyante du vent,
Qui flotte sur l’eau qui s’écoule,
Et qu’on suit de l’oeil en rêvant ;
 
Je me livrerais, fraîche encore,
De la branche me détachant,
Au zéphyr qui souffle à l’aurore,
Au ruisseau qui vient du couchant.
 
Plus loin que le fleuve, qui gronde,
Plus loin que les vastes forêts,
Plus loin que la gorge profonde,
Je fuirais, je courrais, j’irais !
 
Plus loin que l’antre de la louve,
Plus loin que le bois des ramiers,
Plus loin que la plaine où l’on trouve
Une fontaine et trois palmiers ;
 
Par delà ces rocs qui répandent
L’orage en torrent dans les blés,
Par delà ce lac morne, où pendent
Tant de buissons échevelés ;
 
Plus loin que les terres arides
Du chef maure au large ataghan,
Dont le front pâle a plus de rides
Que la mer un jour d’ouragan.
 
Je franchirais comme la flèche
L’étang d’Arta, mouvant miroir,
Et le mont dont la cime empêche
Corinthe et Mykos de se voir.
 
Comme par un charme attirée,
Je m’arrêterais au matin
Sur Mykos, la ville carrée,
La ville aux coupoles d’étain.
 
J’irais chez la fille du prêtre,
Chez la blanche fille à l’oeil noir,
Qui le jour chante à sa fenêtre,
Et joue à sa porte le soir.
 
Enfin, pauvre feuille envolée,
Je viendrais, au gré de mes voeux,
Me poser sur son front, mêlée
Aux boucles de ses blonds cheveux ;
 
Comme une perruche au pied leste
Dans le blé jaune, ou bien encor
Comme, dans un jardin céleste,
Un fruit vert sur un arbre d’or.
 
Et là, sur sa tête qui penche,
Je serais, fût-ce peu d’instants,
Plus fière que l’aigrette blanche
Au front étoilé des sultans.

Les orientales (1829)

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