Henri-Frédéric Amiel

La petite glaneuse.

Sois bien sage, dors, petit frère ;
A la vitre baisse le jour ;
Sans pleurer, attends mon retour
Dans ta couchette solitaire.
Partons ; lui, du moins, n’a pas faim ;
La moisson, bien sûr, fut superbe ;
Cherchons les miettes de la gerbe ;
Chaque épi fait un peu de pain.
 
La nuit arrive et je suis seule !
La mère en rentrant va gronder ;
Pauvre, elle défend de l’aider
A mettre du grain sous la meule.
Si de blé mon tablier plein,
Pouvait faire oublier mon âge !...
Allons, allons ! vite à l’ouvrage !
Chaque épi fait un peu de pain.
 
A vous glaner, moi la dernière,
Épis, épis, me fuyez-vous ?
Vous serez bien venus chez nous,
Car chez nous il n’est plus de père.
D’étoiles au ciel quel essaim !
Ah ! que n’êtes-vous en tel nombre !
Le ciel serait ce champ dans l’ombre !
Chaque épi fait un peu de pain.
 
Des oiseaux que dans la verdure
J’entends chanter l’hymne du soir,
Nul ne connaît le désespoir,
Tous ont trouvé nid et pâture ;
Dans les champs, comme eux, brin à brin,
Seigneur, je becquète ma vie ;
Ouvre pour tous ta main amie !
Chaque épi fait un peu de pain.
 
Quel bonheur ! moi, petite fille,
Chez nous, mains pleines, revenir !
J’entends la mère me bénir ;
Dans le four la flamme pétille.
Tout mon cœur chante dans mon sein,
A sa joie il ne peut suffire ;
Chaque épi me vaut un sourire ;
Chaque épi fait un peu de pain !

Grains de mil (1854)

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