Henri-Frédéric Amiel

L’ormeau de Plainpalais.

Il est tombé, l’arbre au vaste feuillage,
Il est tombé le vieux roi du coteau !
Ô mes amis ! qu’un regret, qu’un hommage,
Suive du moins, suive l’antique ormeau !
Pleurez, il vit nos gloires, nos misères,
Nos jours brillants et nos jours assombris ;
Pleurez, hélas ! il ombragea nos pères,
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.
                                       1602
 
Il était là, quand dans une nuit sombre,
Frêle couvée, on nous allait saisir ;
Il entendit le ravisseur dans l’ombre
Rugir de joie en nous voyant dormir.
Mais Dieu veillait dans ces jours populaires
Et Dieu sauva les Genevois trahis...
Pleurez cet arbre, il ombragea nos pères
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.
                                       1798
 
Il était là, dans ces jours de tempête
Où notre étoile, en un noir tourbillon,
S’évanouit, alors que la conquête
D’un trait de sang raya notre vieux nom.
Il vit, hélas ! des choses bien amères,
Genève morte et ses drapeaux flétris...
Pleurez cet arbre, il ombragea nos pères
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.
                                       1814
 
Il fut témoin de la grande journée
Où dans nos murs revint la liberté.
Des chants d’amour, comme pour l’hyménée,
Retentissaient dans l’heureuse cité.
Bronzes tonnants, clochers aux voix austères,
Joignaient leur hymne à l’hymne du pays...
Pleurez cet arbre, il ombragea nos pères
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.
                                       1835
 
Il était là, dans ce jour séculaire,
Ce jour sacré que nul ne voit deux fois,
A l’heure sainte où Genève en prière
Portait au ciel sa plus pieuse voix.
Il les vit tous, ces beaux anniversaires,
Ces Jubilés aux fronts épanouis...
Pleurez cet arbre, il ombragea nos pères
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.
                                       1838
 
Pourtant, malgré tes ans et ton long âge,
Non, tu n’as point, vieil arbre, assez vécu !
Tu ne vis pas Octobre et son courage,
Ni l’étranger, dans sa fierté vaincu,
Ni ces enfants, au grondement des guerres
Par bataillons, se levant, réunis...
Pleurez cet arbre, il ombragea nos pères
Et n’aura pas d’ombrage pour nos fils.

Grains de mil (1854)

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