Charles Guérin

Soirs de stérilité qui font l’âme plus sèche.

Soirs de stérilité qui font l’âme plus sèche
Qu’une route où le vent de décembre a soufflé !
Soirs où sous la douleur âcre le cœur gelé
Fait le cri d’une terre aride sous la bêche !
 
On se sent seul, on se sent las, on se sent vieux,
Avec des mains sans foi pour lever le calice.
On attend vainement qu’une larme jaillisse
Des paupières de plomb qui pèsent sur les yeux.
 
Il fait si froid vraiment, vraiment si froid dans l’âme,
Si froid. On tourne en rond dans un grand pays noir,
En rond, toujours en rond, et sans même l’espoir
De voir, là-bas, surgir la colonne de flamme.
 
Il fait noir, il fait froid, car les dieux sont partis,
Emportant l’idéal foyer et la lumière.
L’humanité s’endort en pleurant, et la terre
Reste sourde aux profonds sanglots de ses petits.
 
Dieu qu’on a descendu des croix, dieux qu’on exile,
Ignorez-vous pourquoi, d’un cœur débile, au soir,
Le poète, mauvais jardinier, va s’asseoir
Et se croise les bras devant le sol stérile ?
 
C’est que malgré la femme, hélas ! On est trop seul.
Et l’orgueil souffle à l’homme écrasé qui succombe :
« Prends le lit nuptial pour mesurer ta tombe ;
Découpe, dans tes draps de noces, ton linceul.
 
Tout est vain ; laisse là le labeur et la lutte.
Rêve ; épuise ta vie en baisers inféconds.
Regarde s’iriser le vin dans les flacons.
Souris ; chante ta peine en mineur sur la flûte.
 
Le conclave hideux des péchés capitaux
Chuchote sous le dôme altier du temple : écoute
Dans un bris de vitrail craquer la clef de voûte
Et les piliers s’ouvrir du sol aux chapiteaux.
 
L’hostie a déserté son refuge de verre.
Sois athée, et regarde, en face de la mort,
Les empires crouler sous les sabots du sort
Et le temps aiguiser sa faux sur le calvaire. »
 
Ainsi, sans l’espérance éternelle, sans dieux,
L’humanité vieillie et lasse des étreintes,
Avec des aboiements d’épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux ;
 
Champ qui restera noir, à moins qu’une foi fraîche,
Vive rosée, y trace un chemin lumineux,
Ou que l’amour tombant en étoiles des cieux,
Divine manne ardente, embrase l’herbe sèche.

Le cœur solitaire (1896)

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