Charles Guérin

Parfois, sur les confins du sommeil qui s’achève

Parfois, sur les confins du sommeil qui s’achève,
A l’heure où l’âme est triste et flotte au bas du rêve,
Un souvenir d’amour nous étreint à la gorge,
Vivant et si profond qu’on en voudrait mourir.
Le cœur, rempli de pleurs voluptueux, déborde ;
On mord en sanglotant les draps, la chair sans force
Se fond dans la langueur exquise de souffrir :
« Mon enfant, mon enfant d’autrefois, mon enfant !
D’où reviens-tu vers notre lit, ma bien-aimée ?
Sèche à ma bouche en feu tes paupières mouillées
Et referme tes bras sur mon corps doucement.
Ô ma maîtresse, enfin, te voilà revenue,
Tendre comme aux beaux jours de notre amour, et nue.
Mêle sans me parler tes larmes à mes larmes
Et que leur chaude pluie entre en nous jusqu’à l’âme.
Que faisais-tu, sans moi, si loin ? as-tu souffert,
Prié, passé les mers, hélas ! peut-être aimé ?
Mais qu’importe ! au bon pain il faut le sel amer ;
Ton cœur bat sur mon cœur et nos bras sont fermés,
Et ton émoi me fait revivre ma jeunesse.
Mon enfant, mon enfant, ô maîtresse, maîtresse ! »
L’âme ainsi se souvient et chuchote en rêvant
Comme un arbre agité murmure sous le vent.
 
Or l’aube a moissonné les étoiles, le jour
Déjà contre la vitre étend ses ailes grises,
Et dans son lit le solitaire obscur et triste
Pleure encore sur le vain fantôme de l’amour.
Ô rêveur, tu dormis trop longtemps, lève-toi !
Range ta lampe éteinte et rouvre la fenêtre,
Que le vent du matin te baigne et te pénètre
Avec l’arôme jeune et vierge du sol. Vois,
L’Orient au-dessus des collines s’allume ;
Le firmament doré s’emplit comme une coupe
Où la lumière à flots ruissellerait. Ecoute
Le métal des marteaux tinter sur les enclumes,
Les cloches bourdonner dans leurs ruches de pierre,
Et le peuple rouler son fleuve de rumeurs :
Noblement, sous le dais sonore des prières,
La probe humanité retourne à son labeur,
Et la chair du divin Artisan se consomme.
Descends parmi la foule en marche, apprends des hommes
Qu’on peut vivre chargé d’amour et de douleur,
Toi qui, subtilisant l’art viril en malade,
Secret orfèvre, autour d’un esprit sombre enlaces
Les magiques anneaux de cristal des syllabes.
 
Ah ! lève-toi, Lazare, et romps tes bandelettes !
Que, miroirs élargis, tes prunelles reflètent,
Pour faire au fond des cœurs chanter le sang plus fort,
Le funèbre soleil du royaume des mort ;
Et, comme un enfant nu trempé dans une eau vive,
Avec un grand frisson plonge-toi dans la vie !

Le cœur solitaire (1896)

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