Charles Guérin

La maison serait blanche

La maison serait blanche et le jardin sonore
         De bruits d’eaux vives et d’oiseaux,
Et le lierre du mur qui regarde l’aurore
         Broderait d’ombres les rideaux
 
Du lit tiède où, mêlés comme deux tourterelles,
         Las d’un voluptueux sommeil,
Nous souririons, heureux de nous sentir des ailes
         Aux premiers rayons du soleil.
 
Cette maison n’aurait sous l’auvent qu’un étage
         Au balcon noyé de jasmins.
Les fleurs, le miel, ô mon amie, et le laitage
         Aromatiseraient tes mains.
 
Un fleuve baignerait nos vergers, et sa rive
         Cacherait parmi les roseaux
Une barque bercée et dont la rame oisive
         Miroite en divisant les eaux.
 
Nous resterions longtemps assis sur la terrasse,
         Le soir, lorsqu’entre ciel et champ
Le piétinant troupeau pressé des brebis passe
         Dans la lumière du couchant ;
 
Et nos cœurs répondraient à l’angélus qui sonne
Avec la foi des cœurs à qui la vie est bonne.
 
Plus tard, sur le balcon rempli d’ombre, muets,
L’oreille ouverte au bruit des trains dans la vallée,
Goûtant tout ce qu’un sage amour contient de paix,
Nos âmes se fondraient dans la nuit étoilée.
 
Ecoutant nos enfants dormir derrière nous,
Pâle dans tes cheveux libres où l’air se joue,
Ta main fraîche liée aux miennes : « Qu’il est doux,
Qu’il est doux, dirais-tu, les cils contre ma joue,
Quand on sait où poser la tête, d’être las ! »
Mes lèvres fermeraient ta paupière endormie.
 
Cher asile, jardin, maison rustique... Hélas !
Car nous rêvons quand il faut vivre, ô mon amie !

Le cœur solitaire (1896)

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