Charles Guérin

Ô mon ami, mon vieil ami, mon seul ami.

Ô mon ami, mon vieil ami, mon seul ami,
D’entre tout ce passé déjà mort à demi
Rappelle-toi nos soirs de détresse commune,
L’été, dans un jardin public baigné de lune.
Après avoir de rue en rue longtemps erré,
Nous nous asseyions là, le cœur désespéré,
Sous le feuillage noir entouré de nuit claire.
Il faut croire, être bon, sourire, admirer, plaire,
Aimer, soupiraient l’ombre et l’eau, toutes les voix
Nocturnes, qui parlaient et chantaient à la fois.
Il faut aimer, venez, nous avons d’enlaçantes
Caresses, murmuraient près de nous des passantes
Et la brise, à travers les fleurs et les rameaux,
Faiblement répétait encore les mêmes mots.
Il faut aimer, disaient tes bouches sur tes bouches
Mais leurs tendres conseils nous rendaient plus farouches,
Et nous restions crispés par un orgueil pervers.
Un air léger glissait sur nos yeux entr’ouverts,
La lune bleuissait les bosquet immobiles,
Et, dans l’obscurité des berceaux, les idylles
Chuchotaient.
                   Ô railleur, nous aurions dû pleurer,
Nous laisser vivre enfin, tressaillir, respirer
L’arôme sensuel du foin coupé, des roses ;
Avec avidité jouir de toutes choses,
Et répondre à la chair qui nous cherchait ce soir.
Mais les cœurs trop subtils savent mal s’émouvoir.
En regardant passer les formes vaporeuses
Des amants suspendus aux bras des amoureuses,
Nous ricanions, les poings levés contre le ciel ;
Tu tendais à ma soif des paroles de fiel,
Et j’offrais à ta faim des mots pétris de cendre.
Ah ! pourquoi donc toujours en soi-même descendre ?
Pourquoi prétendre aller au fond de ses douleurs
Ou saisir les raisons de la grâce des fleurs ?
Pourquoi dans un creuset jeter l’âme et le monde
Et dans l’être infini laisser tomber la sonde ?
Nous n’aurions donc pas pu sentir plus simplement,
Et, livrés sans pensée au charme du moment,
Obéir au destin qui veut parfois qu’on vive,
Pleins d’ivresse, en suivant la nature naïve ?
Hélas dans la langueur de ces longs soirs d’été
Où tant d’amants depuis l’Éden ont sangloté,
Nos veines ne roulaient qu’un sang libre de fièvres
Un dur orgueil scellait le baiser sur nos lèvres
Et réprimait les pleurs qui nous venaient aux yeux.
Au milieu des massifs d’arbres mystérieux
Une pâle clarté flottait sur les pelouses.
L’air était doux. Amants et pensives épouses,
Tout être s’en allait sur un autre penché.
Seuls, mon cœur solitaire et ton cœur desséché,
Gorgés de désespoir, d’amertume et de haine,
Reniaient cette nuit si saintement humaine.

Le cœur solitaire (1896)

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