Yves Bonnefoy

L’agitation du rêve

I
 
Dans ce rêve le fleuve encore : c’est l’amont,
Une eau serrée, violente, où des troncs d’arbres
S’entrechoquent, dévient ; de toute part
Des rivages stériles m’environnent,
De grands oiseaux m’assaillent, avec un cri
De douleur et d’étonnement,—mais moi, j’avance
À la proue d’une barque, dans une aube.
 
J’y ai amoncelé des branches, me dit-on,
En tourbillons s’élève la fumée,
Puis le feu prend, d’un coup, deux colonnes torses,
 
Tout un porche de foudre.
Je suis heureux
De ce ciel qui crépite, j’aime l’odeur
De la sève qui brûle dans la brume.
 
Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre
De la maison où je viens chaque nuit,
Mais c’est déjà du blé, comme si l’âme
Des choses consumées, à leur dernier souffle,
Se détachait de l’épi de matière
Pour se faire le grain d’un nouvel espoir.
 
Je prends à pleines mains cette masse sombre
Mais ce sont des étoiles ; je déplie
Les draps de ce silence, mais découvre
Très lointaine, très proche la forme nue
De deux êtres qui dorment, dans la lumière
Compassionnée de l’aube, qui hésite À effleurer du doigt leurs paupières closes
Et fait que ce grenier, cette charpente,
Cette odeur du blé d’autrefois, qui se dissipe,
C’est encore leur lieu, et leur bonheur.
 
Je dois me délivrer de ces images.
Je m’éveille et me lève et marche.
 
Et j’entre
Dans le jardin de quand j’avais DIX ans,
Qui ne fut qu’une allée, bien courte, entre deux masses
De terre mal remuée, où les averses
Laissent longtemps des flaques où se prirent
Les premières lumières que j’aie aimées.
 
Mais c’est la nuit maintenant, je suis seul,
Les êtres que j’ai connus dans ces années
Parlent là-haut et rient, dans une salle
Dont tombe la lueur sur l’allée ; et je sais
Que les mots que j’ai dits, décidant parfois
De ma vie, sont ce sol, cette terre noire.
 
Autour de moi le dédale, infini,
D’autres menus jardins avec leurs serres
Défaites, leurs tuyaux sur des plates-bandes
Derrière des barrières, leurs appentis
Où des meubles cassés, des portraits sans cadre,
Des brocs, et parfois des miroirs comme à l’aguet
Sous des bâches, prêts à s’ouvrir aux feux qui passent,
 
Furent aussi, hors du temps, ma première
Conscience de ce monde où l’on va seul.
Vais-je pouvoir reprendre à la glaise dure
Ces bouts de fer rouilles, ces éclats de verre,
Ces morceaux de charbon ?
 
Agenouillé,
Je détache de l’infini l’inexistence
Et j’en fais des figures, d’une main
Que je distingue mal, tant est la nuit
Précipitée, violente par les mondes.
Que lointaine est ici l’aube du signe !
J’ébauche une constellation mais tout se perd.
 
II
 
Et je lève les yeux, je l’ose enfin,
Et je vois devant moi, dans le ciel nu,
Passer la barque qui revint, parfois sans lumière,
Dans tant des rêves qui miroitent dans le sable
De la très longue rive de cette nuit.
 
Je regarde la barque, qui hésite.
Elle a tourné comme si des chemins
Se dessinaient pour elle sur la houle
Qui parcourt doucement, brisant l’écume,
L’immensité de l’ombre de l’étoile.
 
Et qui sont-ils, à bord ?
Un homme, une femme
Qui se détachent noirs de la fumée
D’un feu qu’ils entretiennent à la proue.
De l’homme, de la femme le désir
Est donc ce feu au dédale des inondes.
 
III
 
Je referme les yeux.
Et m’apparaît
Maintenant, dans le flux de la mémoire,
Une coupe de terre rouge, dont des flammes
Débordent sur la main qui la soulève
Au-dessus de la barque qui s’éloigne.
 
Et c’est là un enfant, qui me demande
De m’approcher, mais il est dans un arbre,
Les reflets s’enchevêtrent dans les branches.
 
Qui es-tu ? dis-je.
Et lui à moi, riant :
 
Qui es-tu ?
Puisque tu ne sais pas souffler la flamme.
 
Qui es-tu ?
Vois, moi je souffle le monde,
Il fera nuit, je ne te verrai plus,
Veux-tu que ne nous reste que la lumière ? -
Mais je ne sais répondre, de par un charme
Qui m’a étreint, de plus loin que l’enfance.
 
IV
 
Et je m’éloigne et vais vers le rivage.
La barque, et d’autres barques, y sont venues.
Mais tout y est silence, même l’eau claire.
Les figures de proue ont les yeux encore
Clos, à l’avant de ces lumières closes.
 
Et les rameurs sont endormis, le front
Dans leurs bras repliés en dehors des siècles.
La marque sur leur épaule, rouge sang,
Tristement brille encore, dans la brume
Que ne dissipe pas le vent de l’aube.
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