Victor Hugo

Mille chemins, un seul but

Le chasseur songe dans les bois
À des beautés sur l’herbe assises,
Et dans l’ombre il croit voir parfois
Danser des formes indécises.
 
Le soldat pense à ses destins
Tout en veillant sur les empires,
Et dans ses souvenirs lointains
Entrevoit de vagues sourires.
 
Le pâtre attend sous le ciel bleu
L’heure où son étoile paisible
Va s’épanouir, fleur de feu,
Au bout d’une tige invisible.
 
Regarde-les, regarde encor
Comme la vierge, fille d’Ève,
Jette en courant dans les blés d’or
Sa chanson qui contient son rêve !
 
Vois errer dans les champs en fleur,
Dos courbé, paupières baissées,
Le poète, cet oiseleur,
Qui cherche à prendre des pensées.
 
Vois sur la mer les matelots
Implorant la terre embaumée,
Lassés de l’écume des flots,
Et demandant une fumée !
 
Se rappelant quand le flot noir
Bat les flancs plaintifs du navire,
Les hameaux si joyeux le soir,
Les arbres pleins d’éclats de rire !
 
Vois le prêtre, priant pour tous,
Front pur qui sous nos fautes penche,
Songer dans le temple, à genoux
Sur les plis de sa robe blanche.
 
Vois s’élever sur les hauteurs
Tous ces grands penseurs que tu nommes,
Sombres esprit dominateurs,
Chênes dans la forêt des hommes.
 
Vois, couvant des yeux son trésor,
La mère contempler, ravie,
Son enfant, cœur sans ombre encor,
Vase que remplira la vie !
 
Tous, dans la joie ou dans l’affront,
Portent, sans nuage et sans tache,
Un mot qui rayonne à leur front,
Dans leur âme un mot qui se cache.
 
Selon les desseins du Seigneur,
Le mot qu’on voit pour tous varie ;
–L’un a : Gloire ! l’autre a : Bonheur !
L’un dit : Vertu ! l’autre : Patrie !
 
Le mot caché ne change pas.
Dans tous les cœurs toujours le même ;
Il y chante ou gémit tout bas ;
Et ce mot, c’est le mot suprême !
 
C’est le mot qui peut assoupir
L’ennui du front le plus morose !
C’est le mystérieux soupir
Qu’à toute heure fait toute chose !
 
C’est le mot d’où les autres mots
Sortent comme d’un tronc austère,
Et qui remplit de ses rameaux
Tous les langages de la terre !
 
C’est le verbe, obscur ou vermeil,
Qui luit dans le reflet des fleuves,
Dans le phare, dans le soleil,
Dans la sombre lampe des veuves !
 
Qui se mêle au bruit des roseaux,
Au tressaillement des colombes ;
Qui jase et rit dans les berceaux,
Et qu’on sent vivre au fond des tombes !
 
Qui fait éclore dans les bois
Les feuilles, les souffles, les ailes,
La clémence au cœur des grands rois,
Le sourire aux lèvres des belles !
 
C’est le nœud des prés et des eaux !
C’est le charme qui se compose
Du plus tendre cri des oiseaux,
Du plus doux parfum de la rose !
 
C’est l’hymne que le gouffre amer
Chante en poussant au port des voiles !
C’est le mystère de la mer,
Et c’est le secret des étoiles !
 
Ce mot, fondement éternel
De la seconde des deux Romes,
C’est Foi dans la langue du ciel,
Amour dans la langue des hommes !
 
Aimer, c’est avoir dans les mains
Un fil pour toutes les épreuves,
Un flambeau pour tous les chemins,
Une coupe pour tous les fleuves !
 
Aimer, c’est comprendre les cieux.
C’est mettre, qu’on dorme ou qu’on veille,
Une lumière dans ses yeux,
Une musique en son oreille !
 
C’est se chauffer à ce qui bout !
C’est pencher son âme embaumée
Sur le côté divin de tout !
Ainsi, ma douce bien-aimée,
 
Tu mêles ton cœur et tes sens,
Dans la retraite où tu m’accueilles,
Aux dialogues ravissants
Des flots, des astres et des feuilles !
 
La vitre laisse voir le jour ;
Malgré nos brumes et nos doutes,
Ô mon ange ! à travers l’amour
Les vérités paraissent toutes !
 
L’homme et la femme, couple heureux,
À qui le cœur tient lieu d’apôtre,
Laissent voir le ciel derrière eux,
Et sont transparents l’un pour l’autre.
 
Ils ont en eux, comme un lac noir
Reflète un astre en son eau pure,
Du Dieu caché qu’on ne peut voir
Une lumineuse figure !
 
Aimons ! prions ! les bois sont verts,
L’été resplendit sur la mousse,
Les germes vivent entr’ouverts,
L’onde s’épanche et l’herbe pousse !
 
Que la foule, bien loin de nous
Suive ses routes insensées.
Aimons, et tombons à genoux,
Et laissons aller nos pensées !
 
L’amour, qu’il vienne tôt ou tard,
Prouve Dieu dans notre âme sombre.
Il faut bien un corps quelque part
Pour que le miroir ait une ombre.
 
                                   Le 23 mai 1839.

Les rayons et les ombres (1840)

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