Théophile Gautier

Sur le Carnaval de Venise I

Dans la rue.
 
Il est un vieil air populaire
Par tous les violons raclé,
Aux abois des chiens en colère
Par tous les orgues nasillé.
 
Les tabatières à musique
L’ont sur leur répertoire inscrit ;
Pour les serins il est classique,
Et ma grand’mère, enfant, l’apprit.
 
Sur cet air, pistons, clarinettes,
Dans les bals aux poudreux berceaux,
Font sauter commis et grisettes,
Et de leurs nids fuir les oiseaux.
 
La guinguette, sous sa tonnelle
De houblon et de chèvrefeuil,
Fête, en braillant la ritournelle,
Le gai dimanche et l’argenteuil.
 
L’aveugle au basson qui pleurniche
L’écorche en se trompant de doigts ;
La sébile aux dents, son caniche
Près de lui le grogne à mi-voix.
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 
Paganini, le fantastique,
Un soir, comme avec un crochet,
A ramassé le thème antique
Du bout de son divin archet,
 
Et, brodant la gaze fanée
Que l’oripeau rougit encor,
Fait sur la phrase dédaignée
Courir ses arabesques d’or.

Émaux et Camées (1852)

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