Théodore de Banville

Erato.

Nature, où sont tes Dieux ? Ô prophétique aïeule,
Ô chair mystérieuse où tout est contenu,
Qui pendant si longtemps as vécu de toi seule
Et qui sembles mourir, parle, qu’est devenu
Cet âge de vertu que chaque jour efface,
Où le sourire humain rayonnait sur ta face ?
Où s’est enfui le chœur de tes Olympiens ?
Ô Nature à présent désespérée et vide,
Jadis l’affreux désert des Éthiopiens
Sous le midi sauvage ou sous la nuit livide
Fut moins appesanti, moins formidable, et moins
Fait pour ce désespoir qui n’a pas de témoins,
Que tu ne m’apparais à présent tout entière,
Depuis que tu n’as plus ce chœur mélodieux
De tes fils immortels, orgueil de la Matière.
Aïeule au flanc meurtri, Nature, où sont tes Dieux ?
Jadis, avant, hélas ! que l’Ignorance impie
T’eût dédaigneusement sous ses pieds accroupie,
Nature, comme nous tu vivais, tu vivais !
Avec leurs rocs géants, leurs granits et leurs marbres,
Les monts furent alors les immenses chevets
Où tu dormais la nuit dans ta ceinture d’arbres.
Les constellations étaient des yeux vivants,
Une haleine passait dans le souffle des vents ;
Leur aile frissonnante aux sauvages allures
Qui brise dans les bois les grands feuillages roux,
En pliant les rameaux courbait des chevelures,
Et dans la mer, ces flots palpitants de courroux
Ainsi que des lions, qui sous l’ardente lame
Bondissent dans l’azur, étaient des seins de femme.
Mais que dis-je, ô Dieux forts, Dieux éclatants, Dieux beaux,
Triomphateurs ornés de dépouilles sanglantes,
Porteurs d’arcs, de tridents, de thyrses, de flambeaux,
De lyres, de tambours, d’armes étincelantes,
Voyageurs accourus du ciel et de l’enfer,
Qui parmi les buissons de Sicile et de Corse
Avec vos cheveux blonds toujours vierges du fer
Parliez dans le nuage et viviez dans l’écorce,
Dieux exterminateurs des serpents et des loups,
Non, vous n’êtes pas morts ! En vain l’homme jaloux
Dit que l’Érèbe a clos vos radieuses bouches :
Moi qui vous aime encor, je sais que votre voix
Est vivante, et vos fronts célestes, je les vois !
Je vois l’ardent Bacchus, Diane aux yeux farouches,
Vénus, et toi surtout dont le nom triomphant
Écrasera toujours leur espoir chimérique,
Ô Muse ! qui naguère et tout petit enfant
M’a choisi pour les vers et pour le chant lyrique !
Nourrice de guerriers, louangeuse Érato !
Déjà le blanc cheval aux yeux pleins d’étincelles,
Impatient du libre azur, ouvre ses ailes
Et de ses pieds légers bondit sur le coteau.
Saisis sa chevelure, et dans l’herbe fleurie
Que le coursier t’emporte au gré de sa furie !
Puis quand tu reviendras, Muse, nous chanterons.
Va voir les durs combats, les grands chocs, les mêlées,
Des crinières de pourpre au vent échevelées,
Des blessures brisant les bras, trouant les fronts,
Et, comme un vin joyeux sort des vendanges mûres,
Le rouge flot du sang coulant sur les armures,
Et l’épée autour d’elle agitant ses éclairs,
Et les soldats avec une âme vengeresse
Bondissant, emportés par le chef aux yeux clairs.
Va, mais que ni les rois, ni le peuple, ô Déesse,
Ne puissent te convaincre et changer ton dessein,
Car seule gouvernant les chants où tu les nommes,
Plus forte que la vie et le destin des hommes,
L’immuable Justice habite dans ton sein.
Puis tu délaceras ta cuirasse guerrière.
Alors, bravant l’orage effroyable et ses jeux,
Marche, tes noirs cheveux au vent, dans la clairière,
Va dans les antres sourds, gravis les rocs neigeux,
Près des gouffres ouverts et sur les pics sublimes
Qui fument au soleil, de glace hérissés,
Respire, et plonge-toi dans les fleuves glacés.
Muse, il est bon pour toi de vivre sur les cimes,
De sentir sur ton sein la caresse des airs,
De franchir l’âpre horreur des torrents sans rivages,
Et, quand les vents affreux pleurent dans les déserts,
De livrer ta poitrine à leurs bouches sauvages.
Le flot aigu, le mont qu’endort l’éternité,
La forêt qui grandit selon les saintes règles
Vers l’azur, et la neige et les chemins des aigles
Conviennent, ô Déesse, à ta virginité.
Car rien ne doit ternir ta pureté première
Et souiller par un long baiser matériel
Ta belle chair, pétrie avec de la lumière.
Ton véritable amant, chaste fille du ciel,
Est celui qui, malgré ta voix qui le rassure
Et ton regard penché sur lui, n’oserait pas
D’une lèvre timide effleurer ta chaussure
Et baiser seulement la trace de tes pas.
Oui, c’est moi qui te sers et c’est moi qui t’adore.
Viens ! ceux qu’on a crus morts, nous les retrouverons !
Les guerriers, les archers, les rois, les forgerons,
Les reines de l’azur aux fronts baignés d’aurore !
Viens, nous retrouverons le fils des rois Titans
Assis, la foudre en main, dans les cieux éclatants ;
Celle qui de son front jaillit, Déesse armée,
Comme jaillit l’éclair de la nue enflammée,
Et celui qui se plaît aux combats, dans les cris
D’horreur, et portant l’arc avec sa fierté mâle
Cette amante des bois, la chasseresse pâle
Qui court dans les sentiers par la neige fleuris
Et montre ses bras nus tachés du sang des lices ;
Celui qui dans les noirs marais vils et rampants
Exterminant les nœuds d’hydres et de serpents,
De ses traits lourds d’airain les tue avec délices ;
Puis, celui qui régit les Déesses des flots ;
Celui-là qu’on déchire en ses douleurs divines,
Qui meurt pour nous et, pour apaiser nos sanglots,
Dieu fort, renaît vivant et chaud dans nos poitrines ;
Celle qui, s’élançant quand l’âpre hiver s’enfuit,
Ressuscite du noir enfer et de la nuit,
Et celle-là surtout, vierge délicieuse,
Qui fait grandir, aimer, naître, sourdre, germer,
Fleurir tout ce qui vit, et vient tout embaumer
Et fait frémir d’amour les chênes et l’yeuse,
Et fait partout courir le grand souffle indompté
De l’ardente caresse et de la volupté.
Près de nous brilleront le sceptre que décore
Une fleur, le trident et, plus terrible encore,
La ceinture qui tient les désirs en éveil ;
L’épée au dur tranchant, belle et de sang vermeille,
Dont la lame d’airain pour la forme est pareille
À la feuille de sauge, et qui luit au soleil ;
L’arc, le thyrse léger, la torche qui flamboie ;
Et la grande Nature avec ses milliers d’yeux
Nous verra, stupéfaite en sa tranquille joie,
Voyageurs éblouis, lui ramener ses Dieux !

Les Cariatides (1842)

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