Sully Prudhomme

Jaloux du printemps

Des saisons la plus désirée
Et la plus rapide, ô printemps,
Qu’elle m’est longue, ta durée !
Tu possèdes mon adorée,
           Et je l’attends !
 
Ton azur ne me sourit guère,
C’est en hiver que je la vois ;
Et cette douceur éphémère,
Je ne l’ai dans l’année entière
           Rien qu’une fois.
 
Mon bonheur n’est qu’une étincelle
Volée au bal dans un coup d’œil :
L’hiver passe, et je vis sans elle ;
C’est pourquoi, fête universelle,
           Tu m’es un deuil.
 
J’ai peur de toi quand je la quitte :
Je crains qu’une fleur d’oranger,
Tombant sur son cœur, ne l’invite
À consulter la marguerite,
           Et quel danger !
 
Ce cœur qui ne sait rien encore,
Couvé par tes tendres chaleurs,
Devine et pressent son aurore ;
Il s’ouvre à toi qui fais éclore
           Toutes les fleurs.
 
Ton souffle l’étonne, elle écoute
Les conseils embaumés de l’air ;
C’est l’air de mai que je redoute,
Je sens que je la perdrai toute
           Avant l’hiver.

Les solitudes (1869)

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