Paul Claudel

Aux Morts des Armées de la République

De nouveau après tant de sombres jours le soleil délicieux
Brille dans le ciel bleu.
L’hiver bientôt va finir, bientôt le printemps commence, et le matin
S’avance dans sa robe de lin.
Après le corbeau affreux et le sifflement de la bise gémissante.
J’entends le merle qui chante !
Sur le platane tout à l’heure j’ai vu sortir de son trou
Un insecte lent et mou.
Tout s’illumine, tout s’échauffe, tout s’ouvre, tout se dégage !
Peu à peu croît et se propage
 
Une espèce de joie pure et simple, une espèce de sérénité,
La foi dans le futur été !
Ce souffle encore incertain dont je sens ma joue caressée,
C’est la France, je le sais !
Ah, qu’elle est douce, car c’est elle ! naïve mais péremptoire,
L’haleine de la Victoire !
 
Héros, qui avez été versés en masse dans la terre comme du blé,
Froment pur dont l’étroit sillon impassable a été comblé,
Qui flamboie et qui foudroie depuis les Vosges jusqu’à la Mer du Nord,
C’est à vous que va ma pensée, vous surtout dans les pieds des vivants qui êtes les morts !
Est-ce vrai que vous ne verrez pas la victoire ? est-ce vrai que vous ne verrez pas l’été ?
Ô nos frères entremêlés avec nous, ô morts, est-ce vrai que vous êtes morts tout entiers ?
 
Ô vous qui de vos jeunes corps l’un sur l’autre avez comblé ce noir hiver,
Obscurcis de la rive droite de l’Aisne et de la rive gauche de l’Yser,
Vous qui sans aucun soleil et sans aucune espérance combattites,
Toute pensée autre que l’ordre à exécuter sévèrement interdite,
Autre que de faire ce que le général a dit de faire et de tenir bon,
Soldats de la grande Réserve sous la terre, est-ce que vous n’entendez plus le canon ?
Est-ce que vous n’entendez pas notre ligne enfin qui s’arrache de la Terre et qui avance ?
Est-ce que vous ne sentez pas l’ennemi tout à coup qui a plié un peu et le départ de la Victoire immense ?
Ah, trop longtemps nous les avons tenus avec nous au fond de la funèbre piste,
Cœur contre cœur, corps à corps, dans l’étreinte une seule chose ensemble et le travail de nos muscles antagonistes !
Debout, frères entremêlés, et voyez l’espace libre devant nous, et nos armées
 
Qui marchent par énormes bataillons dans le soleil et dans la giboulée !
Nourrissez de vos rangs inépuisables notre front fulminant,
Notre peuple qui d’un pas lent et sûr comme l’homme en sabots qui ensemence son champ,
Surmonté de ses oiseaux de guerre et suivi de ses fourgons et de ses convois sur une ligne de neuf cents kilomètres,
Refoule et renfonce dans ses portes peu à peu l’autre peuple qui mord et qui tape encore, mais qui sent son maître !
Comme un puissant fermier de toutes parts qui voit s’avancer la ligne de ses faucheuses,
L’attelage de toutes nos armées tire d’un seul mouvement vers la Meuse,
Et déjà paraissent les forêts, les montagnes et l’horizon germanique !
Ô morts, la sentez-vous avec nous, l’odeur de votre paradis héroïque,
La possession à la fin avec son corps de la chose qu’on vous avait promise,
Le grand assouvissement pour toujours de la terre ennemie que l’on a conquise !
 
La frontière que le parjure a ouverte, forcez-la de vos rangs accumulés !
Entrez, armées de la Justice et de la Joie, dans la terre qui vous a été donnée !
Ah, ma soif ne sera pas désaltérée et le pain ne sera pas bon,
Armées des vivants et des morts, jusqu’à ce que nous ayons bu ensemble dans le Rhin profond !

"Trois poëmes de guerre"
Mars 1915

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