Joseph Autran

Rencontre

Il est aux bords déserts du canal Mozambique
Une lisière étroite aux pentes du rocher,
Un rivage sans nom, d’aspect morne et tragique,
Dont les vaisseaux en mer n’osent pas approcher.
 
Comme un rideau tendu la montagne l’ombrage ;
Jusqu’au niveau de l’onde, abrupte elle descend.
Qui s’égare par-là trouve à peine un passage
Entre le mur terrible et le flot menaçant.
 
Nul gazon ne verdoie aux flancs du rocher fauve ;
Aucun ruisseau n’y pleut des fentes du granit.
Rien de vivant, sinon parfois un vautour chauve
Qui plane dans l’espace au-dessus de son nid.
 
Aux heures du reflux, quand se retire l’onde,
Le long des noirs écueils chevelus et rongés,
Peut-être aussi voit-on ramper le crabe immonde
Sur quelque ancien débris de vaisseaux naufragés.
 
Solitude, abandon, règne de la mort même,
Silence que l’oiseau trouble seul de ses cris :
Le céleste courroux et l’antique anathème
Comme à l’heure première y sont encore écrits !
 
Un jour, notre corvette arrêtée à distance,
Dans le svelte canot nous étions descendus,
Voulant toucher du pied, nous partis de la France,
Au bout d’un continent ces parages perdus.
 
Sur les marges du roc jetés comme une épave,
Nous y marchions pensifs,—et tour à tour notre œil
Interrogeait le mont et le flot qui le lave,
Et du ciel pâlissant les nuages en deuil.
 
L’ardent soleil tombait sous la montagne aride.
Quand l’Europe est assise à son foyer d’hiver,
Là-bas règne l’été, dans sa fureur torride,
Qui lézarde la roche et met en feu la mer.
 
Si loin du doux pays, errants sur cette grève,
A cette heure où la chair et l’âme ont le frisson,
Nous allions, oppressés et croyant faire un rêve,
Et de nos propres voix nous retenions le son.
 
A nos yeux tout à coup, sur la pierre isolée,
Au plus triste recoin du sinistre tableau,
Une image imprévue, étrange, désolée,
S’offrit :—un couple humain vivant au bord de l’eau.
 
Farouches, demi-nus, la peau sèche et brunie,
Tous deux reposaient là, dans l’horreur de ce lieu :
Homme et femme, souffrance à la souffrance unie,
Livrés dans leur misère à la merci de Dieu !
 
Leur demeure auprès d’eux se dressait : humble hutte ;
Tendu sur trois roseaux, vieux haillon sans couleur
Que le vent secouait et menaçait de chute...
Les chacals au désert ont un abri meilleur.
 
Sur la roche un feu pâle, obscurci de fumée,
Où cuisait à l’écart je ne sais quel repas.
Pour nourrir ses tisons, l’étrangère affamée
Cherchait quelque bois mort qu’elle ne trouvait pas.
 
Assis sur le roc nu,—silencieux et morne,
L’homme penchait son front vers ses maigres genoux.
Son œil, qui regardait à l’horizon sans borne,
A peine et froidement se détourna vers nous.
 
Au vêtement chétif dont leur corps s’enveloppe,
A leur front, noble encore sous tant de pauvreté,
On retrouvait le sceau de la race d’Europe,
Et, dans leur dernier geste, une ancienne fierté.
 
Leur nom ? D’où venaient-ils ? Quelle fortune amère
En ce désert maudit les égara tous deux ?...
Voyageurs, sûmes-nous, l’Écosse était leur mère ;
Mais pas un mot de plus ne fut obtenu d’eux.
 
Énigme dont le poids reste au cœur et l’oppresse !
Quel désir insensé, quel crime—ou quel amour
Les avait amenés, de détresse en détresse,
Jusqu’à cet abandon suprême et sans retour ?
 
Jetés si loin de toi, verte et neigeuse Écosse,
Terre des gazons frais, des bois, des lacs d’azur,
S’étaient-ils arrêtés, pour y creuser leur fosse,
A ce dernier recoin du désert âpre et dur ?...
 
Le vent soufflait, la nuit tombait du ciel immense ;
Et tandis que la mer nous reprenait au bord,
Errante humanité, nous songions en silence
A ce que font de toi les sombres lois du sort !
 
Nous sondions tes destins cachés sous tant de voiles ;
Et devant cette mer, qui déjà nous portait,
Sur les confins d’un monde, en face des étoiles,
Ta misère infinie à nos yeux éclatait !...

Les Poèmes de la mer (1859)

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