Joseph Autran

L’héritier présomptif

Dans son berceau d’osier que l’aïeule balance,
Regardez-le dormir, le tendre nourrisson.
Nos fermiers sont deux fois heureux de sa naissance :
C’est leur premier enfant, c’est leur premier garçon !
 
Que la ferme au travail tout un jour fasse trêve ;
Que l’araire en un coin sommeille abandonné.
Qu’eux-mêmes les grands bœufs, livrés à leur long rêve
Fêtent à leur insu leur maître nouveau-né !
 
Il dort ; le joyeux père, en silence, l’admire ;
Les visiteurs amis viennent lui faire accueil ;
Et, du fond de l’alcôve, à travers un sourire,
La mère au doux berceau jette plus d’un coup d’œil.
 
Tranquille et pur, les mains en dehors de sa couche,
Il dort : n’en approchez qu’à pas silencieux.
Et toi vole plus loin, vole indiscrète mouche,
Qui viens de temps en temps te poser sur ses yeux !
 
Au fracas de l’airain, cloche ou canon qui gronde,
Dans un pli de la pourpre, à nos yeux présenté,
Quand un enfant naissait, futur maître du monde,
Autour de son berceau je n’ai jamais chanté.
 
Mais je te chanterai, d’une voix libre et fière.
Toi, pauvre nouveau-né, toi, fils de paysan !
Et l’héritier sans nom d’une obscure chaumière
M’aura pour son poète et pour son courtisan.
 
Semez, semez des fleurs sur l’enfant qui repose ;
Ornez-le de vos dons, dirai-je à tes parrains.
Et je ne t’offrirai, moi, ni jasmin ni rose ;
Mais, symbole meilleur, l’épi chargé de grains !
 
A défaut des tributs qu’apportaient les Génies,
A défaut de la fée et de son vain trésor,
Que les anges du ciel, entre leurs mains bénies,
T’apportent les vertus qui valent mieux que l’or !
 
Sois robuste et vaillant, pour quand viendra la peine.
Hérite de ton père un sang vivace et pur :
Bois, à longs traits, la force et la gaîté sereine,
Dans le lait de ta mère au sein veiné d’azur.
 
Sois bon : la bonté sainte est la sœur de la force.
Les forts sont les meilleurs. Vois le chêne des bois :
L’abeille fait son miel sous sa rugueuse écorce ;
Sa branche nourrit l’homme et l’abrite à la fois !
 
Sois prudent : la sagesse est la plus sûre garde !
Pour semer ton sillon, choisis l’heure et le vent.
Rarement fructifie un grain que l’on hasarde,
Et, comme l’espérance, il avorte souvent.
 
Rive la patience à ton cœur : si l’orage
A trempé sur le sol ou dispersé tes foins,
Au lieu d’en accuser le vent ou le nuage,
Fermier, songe à toi-même, et redouble de soins !
 
Crains l’orgueil du savoir, ce vin qui vous enivre.
Cherchant un conseiller, médite bien ton choix.
Interroge un vieillard plus volontiers qu’un livre :
Ceux-là sont les savants qui parlent d’autrefois.
 
Sois pieux ! Quand résonne au clocher du village
L’appel du temple saint, premier degré des cieux,
Entre, et courbe le front, que cette paix soulage,
Au pied du même autel où priaient tes aïeux.
 
Humble comme l’enfant, sois brave comme l’homme
Si jamais le pays parle de ses dangers,
Souviens-toi de Marceau, vertu digne de Rome ;
Songe à tant de héros nés bouviers ou bergers !
 
Dans ton berceau rustique, enfant que je vénère,
Ame ouverte à tout bien, âme close à tout mal,
Montre-toi digne en tout de Rémi, ton grand-père,
Dont tu reçois le nom au lavoir baptismal.
 
Celui-là, cœur vaillant entre ceux qu’on proclame,
A la neige, au soleil, gagnait le pain du jour ;
Puis, retrouvant au soir les enfants et la femme,
Sur ses maux oubliés versait ce double amour.
 
Celui-là, sans faiblir des mains ni du courage,
Menait à huit colliers ses bœufs dans le sillon,
Si ferme et si joyeux, même au déclin de l’âge,
Que sa seule présence était leur aiguillon !
 
Celui-là, non moins saint que le prêtre du temple,
Avant de se remettre au labeur journalier,
Disait aux serviteurs, touchés de son exemple
A genoux, mes enfants ! Commençons par prier.
 
Et là, sur le terrain, chaque jour et sans faute,
Debout parmi les siens, en face du ciel bleu,
Calme et grave, il faisait sa prière à voix haute,
Et l’alouette au ciel la répétait à Dieu !
 
Ô toi, son petit-fils, enfant qui viens de naître,
Enfant à qui les temps peut-être seront lourds,
Imite ce vieillard, imite cet ancêtre,
Et tu seras plus grand qu’un héros des grands jours !
 
Ton nom ne vivra pas, écrit dans une histoire,
L’histoire à d’autres noms réserve ses faveurs :
Il faut s’être enivré du sang d’une victoire,
Pour être mis au rang des dieux et des sauveurs.
 
Non ; mais dans les échos de l’heureuse vallée
Longtemps il revivra, mieux qu’en un livre d’or ;
Et les fils de tes fils, de veillée en veillée,
A l’enfant qui naîtra le rediront encore !

Le Poème des beaux jours (1862)

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