Joseph Autran

Circumnavigation

Aux confins d’un plateau qui fleurit sans culture
S’élève une montagne, étrange de structure,
Dont les flancs, inclinés et taillés en remparts,
Présentent mille creux béants de toutes parts.
Gomme un entassement de décombres antiques,
Comme un cloître désert, plein d’hôtes fantastiques,
Le mont, tout crevassé par les siècles rongeurs,
Surgit ;—ancien volcan, disent les voyageurs.
Le loup, qui rôde autour des bêlantes étables,
Et les renards, voisins aux fermes redoutables,
A l’abri du regard, possédaient autrefois
Ces antres de granit qu’entourent de grands bois.
Mais les âpres chasseurs, obstinés sur leur trace,
En ont, depuis longtemps, éteint la double race.
Désormais le vieux mont s’élève inhabité.
Par les prudents pasteurs il n’est plus évité ;
Et, de l’aurore au soir, mille brebis errantes
Y broutent sans danger les herbes odorantes.
 
Parfois, quand le zéphyr aimé du pèlerin
Vient tempérer l’ardeur de notre ciel d’airain,
Quand les confuses voix de la campagne verte
Chantent, pour m’appeler, sous ma croisée ouverte,
Je saisis à ma porte un bâton d’églantier,
Et, du mont caverneux, seul, je prends le sentier.
Longtemps, parmi les pins qui sifflent sur ma tête,
De degrés en degrés j’escalade le faîte.
Arrivé, je choisis un creux dans le granit,
Et m’y plonge, pareil à l’aiglon dans son nid.
Là, des bords évasés de l’étroite cellule,
Mon œil poursuit au loin l’horizon qui recule ;
Là, d’un vaste regard, je domine à la fois
Les collines, les champs, les vallons et les bois.
Ô charmes du désert ! ivresse de l’espace !
Ô bonheur d’aspirer dans la brise qui passe
Un sauvage parfum de lavande et de thym !
Ô silence sacré ! Si profond, si lointain
Que j’entends sous la nue, à travers la distance,
L’alouette qui monte et chante à Dieu sa stance,
Et que j’entends tout haut retentir dans mon sein
Mon cœur enflé d’extase et d’air suave et sain !
 
Plusieurs groupes de pins, dont les superbes cimes
S’élèvent jusqu’à moi du penchant des abîmes,
Au vent de la montagne agités par moments
Me rappellent des mers les longs frémissements.
Bercé par leur musique en ma haute demeure,
A penser, à rêver, je passe heure après heure ;
De mes jours écoulés j’aime à me souvenir,
J’aime à sonder surtout le douteux avenir,
A me dire parfois : Qui sait, dans une année,
Sous quels cieux tu vivras à pareille journée ?
Peut-être entendras-tu les véritables voix
Qu’imitent à tes pieds les cimes de ces bois ;
Peut-être au lieu des champs, des monts et des vallées,
N’auras-tu que les mers sous ton œil étalées ;
Car, pour mourir un jour sans regrets, sans remords,
Je veux de l’Océan avoir vu les deux bords !
 
Mon père—que de fois j’écoute avec envie
L’odyssée au long cours du matin de sa vie—
Mon père, humble écolier, mais fier navigateur,
Avait, à quatorze ans, vu deux fois l’équateur :
Moi, dont le front déjà penche, mûri par l’âge,
Dois-je, éternel enfant, vieillir dans mon village ?
Mourrai-je, n’ayant vu de l’immense univers
Que les compartiments, jaunes, rouges ou verts,
Dont le doigt d’un Lapie enlumine la carte
Où l’étude m’appelle et d’où l’ennui m’écarte ?
N’irai-je enfin jamais, la brigantine au vent,
Aux pays que mon rêve entrevoit si souvent ?
—J’irai ! Souffle un zéphyr, brille une heureuse étoile,
Et, fallût-il partir dans un bateau sans voile,
Je veux, le cœur gonflé d’un émoi solennel,
Rouvrir sur l’Océan le sillon paternel !
Surgissez devant moi, sortez du lit des ondes,
Bords de vingt continents, rives de tous les mondes !
A ma barque, glissant sur le liquide rail,
Montrez-vous, archipels de lave et de corail,
Cyclades dont l’essaim sur la mer se découpe
Comme des fleurs que Dieu fait pleuvoir sur sa coupe ;
lies que découvraient, au bout de leur élan,
Les Gama, les Quiros, les Cook, les Magellan,
Tous les hardis chercheurs de plages inconnues !
Doux berceaux habités par les peuplades nues,
Dont les filles nageaient au-devant des vaisseaux,
Comme, aux jours fabuleux, les déesses des eaux !
Étalez à mes yeux vos majestés épiques,
Climats éblouissants que chauffent les tropiques !
Groupes de paradis, qu’au hasard Dieu sema
Sur les deux Océans qui pressent Panama !
Ouvrez-vous devant moi, forêts vierges encore,
Qu’un luxe primitif d’âge en âge décore,
Savanes où l’on voit courir aux horizons
Les chasseurs Illinois poursuivant les bisons !...
 
D’un hémisphère à l’autre ainsi ma fantaisie
S’égare ; me voilà sur l’Océan d’Asie.
Bornéo, Ceylan, Sumatra, Malacca,
Où Dieu sait quel pilote avant tous débarqua,
Me voici dans vos eaux. Salut, jeune Hollande !
Manilles, ouvrez-moi votre épaisse guirlande !
A ma poulaine avide ouvrez-vous, ouvrez-vous,
Nids flottants des Malais, ces bandits à l’œil doux !
Et vous, cités de l’Inde aux pagodes de nacre,
Et toi, golfe divin que le Gange consacre,
Golfe aux îles de fleurs, de rayons et d’oiseaux
Et de perles sans prix fourmillant dans tes eaux ;
Vous tous enfin, vous tous, rivages que féconde
L’astre divinisé qu’idolâtre Golconde,
Qui nagez dans le feu, qui pantelez d’amour
Sous l’éternel baiser que vous darde le jour !
 
Oh ! vivre un jour aussi de cette vie étrange,
Devenir à mon tour un des hôtes du Gange,
Me plonger au flot clair que le brame bénit,
Dans ce fleuve lustral qui lave et rajeunit !
Et puis, voir sur ses bords la vie aux mille formes
Tout prodiguer au loin, plantes, monstres énormes,
Éblouissantes fleurs aux parfums étouffants,
Tigres, serpents, lions, panthères, éléphants,
Moissons de riz, gommiers dont la sève ruisselle,
Mines de diamants dont le sol étincelle,
Autant de bleus saphirs et de rubis en feu
Qu’on en voit scintiller sur le manteau de Dieu !
Et puis, interroger la science des sages,
Remonter flot à flot le long torrent des âges,
Voir le jeune Bacchus régnant, le thyrse en main,
Sur ce monde éclatant, berceau du genre humain !
Dans les temples de marbre aux langages occultes,
Feuilleter les vieux jours, leurs histoires, leurs cultes,
Leurs énigmes sans mot, tels que les raconta
L’intarissable auteur du Mahabharata !
Et puis, rhapsode errant, amonceler moi-même,
Incruster dans les vers d’un splendide poème
Les trésors, les tableaux, les spectacles sans fin
Découverts en passant, à vol de séraphin !
Et ce livre, inconnu du vieux monde où nous sommes,
D’un geste triomphant le rapporter aux hommes,
Comme autrefois Colomb, poète surhumain,
Revenait brandissant tout un monde en sa main !
 
Du bord de mon rocher, nid de ramier sauvage,
Ainsi, de ciel en ciel, de rivage en rivage,
S’envole ma pensée, oiseau qui loin du sol
Fend l’espace, et dont rien n’arrête plus le vol !
Que dis-je ? Que mon œil, alors, par hasard tombe
Sur les frises en fleurs de mon nid qui surplombe,
Et la moindre liane aux frêles boutons d’or
Suffit pour arrêter, pour briser cet essor.
Merveille de fraîcheur dans l’azur balancée,
Elle semble en riant défier ma pensée :
—Tu veux décrire un monde, eh bien, pour l’ébaucher,
Commence donc par moi ! dit la fleur du rocher.
Ingrat, qui veut t’enfuir de la terre natale,
N’as-tu donc point assez des trésors qu’elle étale ?
Que te faut-il de plus pour matière à tes vers ?
Vécût-il six mille ans, âge de l’univers,
L’homme n’aurait pas eu le temps de bien connaître
Les splendeurs du sillon où Dieu l’avait fait naître !—
Tout en se balançant, voilà ce que me dit
La charmante broussaille, et je reste interdit ;
Et mon séjour pensif dans le roc se prolonge.
 
Il m’arrive parfois d’y faire un autre songe :
Si de l’Est pluvieux s’élève au firmament
La nue aux vastes plis, sombre amoncellement ;
Aux sons inattendus des tonnerres qui grondent,
Si du mont caverneux les vieux échos répondent ;
Si dans mon propre nid, venus en tourbillons,
S’engouffrent coup sur coup les rauques aquilons ;
Sur mon front, obscurci de l’ombre des nuées,
Croyant parfois sentir les roches remuées :
—Pour que ce granit creux m’ensevelît vivant,
Que faudrait-il ? Me dis-je,—un seul effort du vent !
Qu’arraché de sa base, un quartier de la pierre
Tombât et vînt au seuil murer cette tanière,
Et tout à coup, dans l’antre où s’éteindrait le jour,
Je serais pris au piège, enfermé sans retour !...
Pour le captif, grand Dieu, quelle étrange agonie !
—Ô, dirai-je, ô du sort effroyable ironie !
Adieu mes fiers projets de destins vagabonds !
Adieu mes océans parcourus en trois bonds !—
Cependant, à jamais disparu de la terre,
Ma fin serait pour tous un ténébreux mystère.
Mes amis, étonnés d’un si durable exil,
Diraient : Farouche ermite, où se dérobe-t-il ?
Sans croix, sans épitaphe, et de tous inconnue,
Ma tombe ne serait que cette roche nue ;
Et qui se douterait que l’univers est veuf
D’un autre La Pérouse, écrasé dans son œuf !...

Les Poèmes de la mer (1859)

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