Jean-Pierre Claris de Florian

Les deux paysans et le nuage

Guillot, disait un jour Lucas
D’une voix triste et lamentable,
Ne vois-tu pas venir là-bas
Ce gros nuage noir ? C’est la marque effroyable
Du plus grand des malheurs. Pourquoi ? Répond Guillot.
—Pourquoi ? Regarde donc : ou je ne suis qu’un sot,
Ou ce nuage est de la grêle
Qui va tout abîmer, vigne, avoine, froment ;
Toute la récolte nouvelle
Sera détruite en un moment.
Il ne restera rien ; le village en ruine
Dans trois mois aura la famine,
Puis la peste viendra, puis nous périrons tous.
La peste ! Dit Guillot : doucement, calmez-vous,
Je ne vois point cela, compère ;
Et s’il faut vous parler selon mon sentiment,
C’est que je vois tout le contraire :
Car ce nuage assurément
Ne porte point de grêle, il porte de la pluie ;
La terre est sèche dès longtemps,
Il va bien arroser nos champs,
Toute notre récolte en doit être embellie.
Nous aurons le double de foin,
Moitié plus de froment, de raisins abondance ;
Nous serons tous dans l’opulence,
Et rien, hors les tonneaux, ne nous fera besoin.
C’est bien voir que cela ! Dit Lucas en colère.
Mais chacun a ses yeux, lui répondit Guillot.
—Oh ! Puisqu’il est ainsi, je ne dirai plus mot,
Attendons la fin de l’affaire :
Rira bien qui rira le dernier.– Dieu merci,
Ce n’est pas moi qui pleure ici.
Ils s’échauffaient tous deux ; déjà, dans leur furie,
Ils allaient se gourmer, lorsqu’un souffle de vent
Emporta loin de là le nuage effrayant ;
Ils n’eurent ni grêle ni pluie.

Fables (1792)

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