Jean-Pierre Claris de Florian

Les deux lions

Sur les bords africains, aux lieux inhabités
Où le char du soleil roule en brûlant la terre,
Deux énormes lions, de la soif tourmentés,
Arrivèrent au pied d’un rocher solitaire.
Un filet d’eau coulait, faible et dernier effort
De quelque naïade expirante.
Les deux lions courent d’abord
Au bruit de cette eau murmurante.
Ils pouvaient boire ensemble ; et la fraternité,
Le besoin, leur donnaient ce conseil salutaire :
Mais l’orgueil disait le contraire,
Et l’orgueil fut seul écouté.
Chacun veut boire seul : d’un œil plein de colère
L’un l’autre ils vont se mesurant,
Hérissent de leur cou l’ondoyante crinière ;
De leur terrible queue ils se frappent les flancs,
Et s’attaquent avec de tels rugissements,
Qu’à ce bruit dans le fond de leur sombre tanière
Les tigres d’alentour vont se cacher tremblants.
Égaux en vigueur, en courage,
Ce combat fut plus long qu’aucun de ces combats
Qui d’Achille ou d’Hector signalèrent la rage,
Car les dieux ne s’en mêlaient pas.
Après une heure ou deux d’efforts et de morsures,
Nos héros, fatigués, déchirés, haletants,
S’arrêtèrent en même temps.
Couverts de sang et de blessures,
N’en pouvant plus, morts à demi,
Se traînant sur le sable, à la source ils vont boire :
Mais, pendant le combat, la source avait tari ;
Ils expirent auprès.
Vous lisez votre histoire,
Malheureux insensés, dont les divisions,
L’orgueil, les fureurs, la folie,
Consument en douleurs le moment de la vie :
Hommes, vous êtes ces lions ;
Vos jours, c’est l’eau qui s’est tarie.

Fables (1792)

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