Jean Aicard

La Ferrade.

Les taureaux de Camargue, errant à l’aventure,
Ardents comme autour d’eux la farouche nature,
Heurtant leur corne aiguë au tronc des tamarins,
Boivent à pleins naseaux, avec les sels marins,
La force et l’âpre orgueil des libertés sauvages,
Et parfois, dans les joncs désolés des rivages,
On les voit, effarant les oiseaux d’alentour,
Beugler vers l’infini leurs colères d’amour.
 
Donc ils sont fiers, ils sont libres, et l’île est grande.
Un jour, il faut aller les prendre dans leur lande
Et qu’ils sentent, vaincus, soumis au fer brûlant,
La marque de leur maître imprimée à leur flanc.
Des bouviers à cheval les lacent par les cornes,
Puis les traînent, la haine emplissant leurs yeux mornes,
Dans un cirque mal clos par des chars et des pieux.
 
Le taureau lent promène autour de lui ses yeux.
Dans un brasier le fer se chauffe à blanc. La foule
(Car l’homme est curieux même du sang qui coule)
Vient se presser autour du cirque trop étroit ;
Parfois cent spectateurs se hissent sur un toit.
La Ferrade ! On y vient d’Arles, c’est une fête.
 
Les cornes en avant, baissant sa lourde tête,
Le taureau fait entendre un mugissement sourd,
Quand un jeune homme leste, au cou nerveux, accourt
Et saisit à pleins poings ses cornes redoutables.
A l’entour, sur les toits, sur les chars, sur les tables,
On frémit. Le lutteur, se sentant regardé,
Veut vaincre seul ; il veut, de sueur inondé,
L’œil luisant à travers sa chevelure noire,
Rouge, cambrant les reins et tordant la mâchoire,
Arc-bouté sur ses pieds, d’un brusque mouvement
Étendre tout du long l’animal écumant.
Le noir taureau secoue en vain l’homme qu’il traîne ;
Il recule ; on entend son pied creuser l’arène ;
Sa queue ondule ; il souffle et gronde à chaque pas ;
Mais son dompteur le suit et ne le lâche pas,
—Et les femmes, d’un œil fixe, les lèvres pâles,
Regardent en tremblant les deux superbes mâles.
 
L’homme, un pied en avant, sent contre son genou
Par instants s’appuyer le mufle chaud et mou.
« Hourrah, l’ami ! tiens bon, mon homme ! » On l’encourage,
Tandis que, maîtrisant l’animal fou de rage,
Sur les cornes, leviers vivants, l’homme hardi
Pèse ; et l’ardent taureau qui résiste a roidi
Son cou large où le sang afflue avec la force.
La chemise en sueur moule les nœuds du torse.
Les deux efforts se font équilibre un moment :
Les champions égaux sont là, sans mouvement.
Ah ! comme alors le cœur vous bat, blondes et brunes !
On peut voir, au visage ému de quelques-unes,
Quels doux prix obtiendra le jeune et beau vainqueur.
Soudain l’homme adroit cède, et, d’un effort trompeur
Dans le sens même où tend la résistance aveugle,
Il abat le taureau qui s’allonge, et qui beugle
Couché sous le genou de son fier ennemi.
 
C’en est fait !– Le vaincu gisant ferme à demi
Ses yeux pleins du regret de la lande marine,
Puis, sans bouger, soufflant du feu de sa narine,
S’abandonne en silence aux morsures du fer,
Deux fois déshonoré, dans sa force et sa chair.

Les Poèmes de Provence (1874)

#ÉcrivainsFrançais

Altre opere di Jean Aicard...



Alto