Jacques Prévert

Terres cuites de béotie

Elles sont dans un musée, derrière une vitre, en Grèce, et les hommes qui les ont sculptées, comme on dit, vivaient neuf à sept siècles avant Jésus-Christ... c’est-à-dire il y a très très longtemps... à ce qu’il paraît.

Enfin ! les hommes meurent, les statuettes restent... d’autres hommes viennent les voir..., disent leur mot et puis s’en vont manger ou autre chose..., les statuettes sont toujours là.

Un jour, un homme arrive, on retire les statues de la vitrine, l’homme leur tire le portrait et s’en va... les portraits paraissent dans une revue... d’autres hommes les regardent... disent leur mot et puis s’en vont manger... dormir ou autre chose..., n’importe quoi.

Statuettes de Béotie, je vous regarde avec attention et puis aussi avec un peu de tendresse.

Évidemment, si vos photos s’envolaient... si le musée de Grèce brûlait et vous avec, je ne prendrais pas le deuil pour ça, je n’éclaterais pas en sanglots, mais tout de même vous me plaisez et les hommes qui vous ont faites avec leurs mains sans doute, ils m’auraient plu aussi peut-être... les hommes qui vivaient là-bas... en Béotie... quelques siècles avant J.-C... avant Jésus-Christ et ses maux en croix, son calvaire solitaire et ses écritures saintes.

Petits êtres de terre cuite, doux et simples comme des animaux et gentils comme des cœurs... boucs... pigeons... hommes... vous bandez comme des ânes et vous en êtes fiers !

Comme vous avez raison.

Boucs, chèvres, chevaux et jockeys... hommes à tête simple qui tenez tranquillement avec vos mains vos pieds... femmes lointaines et liées à deux avec deux seuls seins pour vous deux... petites statues de poivre rouge... centaures à trois pattes... charmants animaux inanimés... petites créatures entières, petits monuments aux vivants... vous êtes très beaux à voir vraiment.

Et tellement gentils avec ça... un peu carnivores... un peu cocasses comme la vie quand elle est cocasse... terriblement virils et malgré tout un petit peu féminin pluriel... démesurément amoureux-joyeux et graves comme l’amour et marrants aussi bien sûr...

Ceux qui vous ont fabriqués avec leurs mains vous ont fabriqués à leur image... j’aimerais bien voir ces hommes-là, les prendre par le bras et leur parler joyeux... boire le coup avec eux...

... Un peu saouls tous ensemble on s’en irait voir les statues d’aujourd’hui... et le grand fou rire nous prendrait devant les monuments aux morts, devant les monuments aux malades... devant les monuments aux vieillards... aux châtrés... à l’assassin... au maréchal de France... au maurras... aux goitreux... au fou... au feu... à l’aide... à l’archevêque de Paris... à la chèvre de Monsieur Seguin... au Galliffet... au crétin... à l’etc..., etc., etc..

Mais où sont les simples sculpteurs de Béotie... évidemment bien sûr ils sont partis et les sculpteurs d’aujourd’hui sculptent à la sueur de leur front des maréchaux foch en mie de pain quotidienne... des présidents doumergues en saindoux tricolore avec la flanelle triste et la braguette de bronze... des saintes genevièves en nougat blanc... des dieux le père en pierre ponce pilate... des anatole france d’abord en pierre à évier... des poilus inconnus en poil à gratter compressés... des déroulèdes en étron chromé... des Jeannes d’Arc en veau asphalté... des révérends pères de foucauld en guano dépoli... des miracles de la Marne en os de canaque...

... Et toute cette pierre tombale grouille immobile sur les places publiques du soir au matin et du matin au soir.

« Beaucoup trop de statues, pas assez d’urinoirs », dit un monsieur très correct courant très vite les mains au ventre, avec la douloureuse grimace de celui qui a envie...

« Qu’est-ce que vous dites, et l’art, alors, l’art avec un grand tas... point d’exclamation, on n’est tout de même pas des barbares, deuxième point d’exclamation, ouvrez le ban » et le général s’installe sur sa chaise... on va... de son vivant... inaugurer en sa présence... sa statue.

La Marseillaise... on tire le drap... le général, ébloui, s’aperçoit soi-même équestre en relief et beaucoup plus grand que nature entièrement taillé à la main dans la pierre à fusil.

Il n’en croit pas ses yeux le général... il se lève... se rassoit... se relève... salue à la romaine, se rassoit encore... tripote ses moustaches à la gauloise et puis se relève encore et dit :

« Il n’y a pas à dire... c’est monumental... monumental c’est le mot... un monument... un vrai monument... un monument monument... très content... il est très bien... très solide... bien coupé... surtout les tourelies... très bien ajustées les tourelles... deux cheminées... il faut ce qu’il faut... mais qu’est-ce qu’il attend pour partir ? »

Consternation générale, le général en général n’avait pas beaucoup d’idées générales, mais voilà que d’un seul coup il n’a plus d’idées du tout... se voir comme ça... en pierre et en os et à cheval encore sans tomber par terre à 87 ans s’il vous plaît... la joie et la fierté... vous comprenez... comme un fromage d’hiver qu’on a eu tort de laisser sortir en plein été, le dedans de la tête du général a tourné. Il se confond soi-même avec son frère l’amiral, prend sa statue pour un croiseur, s’étonne qu’on ne la lance pas tout de suite dans l’eau de la mer, demande s’il y a la grève, répond que oui, hurle qu’on est tous trahis et s’enfuit en trébuchant, affirmant et sanglotant qu’il a été torpillé dans le dos...

...la consternation générale le suit... le sculpteur court derrière et la statue équestre reste seule sur la place comme sur une toile de chirico...

Tout est calme... le général de pierre se tait... le cheval de pierre ne bronche pas... le crottin de pierre n’en mène pas large... les oiseaux de pierre vont venir pour le manger...

De très loin des bribes de voix... c’est le général qui dit ce qui lui reste à dire...

... Halte-là on ne passe pas... la patrie en danger-deux morceaux de sucre dans le café... que personne ne sorte... défense de descendre avant l’arrêt... tue-le... tuez-les... aimez-vous les uns les autres... une minute de silence... cinq minutes d’arrêt... buffet... j’ai failli attendre... soldats je suis content de vous... taisez-vous, méfiez-vous... debout les morts... pas de gymnastique... papa cadencé... défense de fumer... défense nationale-défense d’éléphant en avant, en avant... le plus court discours m’en dit plus long qu’un long croquis... du haut de ces pyramides sacré-cœur de jésus la mobilisation n’est pas la guerre, ariane ma sœur, garde à vous, je pense, donc je suis, je vous salue marie manu militari...

Et tout ça se passe le Vendredi Saint, vers 3 heures de l’après-midi au xx* siècle après Jésus-Christ.

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