Jacques Prévert

Rue Stevenson

Le docteur
Jonquille sur son petit vélo
 
s’en va voir sa belle
 
sa belle
Isabelle
 
qui habite
Meudon
 
Il a du lilas blanc sur son guidon
 
Sa belle
Isabelle
 
qui habite
Meudon
 
rue
Stevenson
 
Soudain inquiet il se retourne
 
et voit derrière lui
 
un autre qui pédale aussi
 
et qui lui dit
 
Alors docteur
Jonquille
 
on se croyait tout seul
 
sur son petit vélo
 
mais c’est un tandem
 
et tu n’en savais rien
 
Il se présente
 
Monsieur
Hydeux
 
pour vous servir de double
 
Et le lilaa se fane et devient gris
 
Une pancarte a beau affirmer
 
Défense de doubler
 
Monsieur
Hydeux s’en fout
 
Il double
 
il ricane comme un petit fou
 
Et soudain voilà que tu ris
 
Docteur
Jonquille
 
tu ris du même rire que lui
 
Pédalons monsieur
Hydeux
 
Pédalons jusqu’à
Meudon...
 
En route ils écrasent une poule deux amiraux ou trois cochons
Soudain rue
Stevenson devant la porte on sonne
Isabelle ouvre la porte mais c’est monsieur
Hydeux qui entre
Le bon docteur court les routes sans même savoir lesquelles
Isabelle pousse les cris du malheur car monsieur
Hydeux est tout nu avec à la main le lilas déjà défunt
Il se précipite vers la belle et l’entraîne vers le lit en lui disant des mots particulièrement orduriers que le bon docteur
Jonquille comme le secret professionnel gardait précieusement pour lui
Il casse la suspension
 
 
 
et donne à
Isabelle d’horribles petits surnoms
Soudain il se tait et pleure et comme elle veut le consoler il lui fout sa main sur la gueule et lui conseille de se retirer
Pauvre monsieur
Hydeux il a peur du noir et il voit que la nuit va tomber
Et quand la nuit arrive son double à lui arrive aussi et c’est d’une voix désespérée qu’il dit tout bas
Le voici...
 
Beau nègre tu surgis de derrière le rideau
 
comme le double noir de la boîte aux dominos
 
Pauvre docteur
Jonquille
 
Pauvre monsieur
Hydeux
 
Jeux de dominos jeux de quilles jeux de mains jeux de
 
vilain
Ce n’est plus du
Je c’est du catch et même de l’assassinat
Beau nègre le rasoir à la main tu te penches sur la belle
Isabelle et tu souris de toutes tes dents
Tu te relèves elle est toute morte et tu es tout rouge de son sang
Et toi homme rouge double du nègre noir soudain parti très brusquement
 
tu restes impassible et souriant
 
le rasoir à la main
 
comme un brave homme paisible
 
qui se demande seulement
 
où il a bien pu mettre le savon...
 
Et la belle
Isabelle est maintenant étendue sur le grand tapis à fleurs ornant le petit salon
Fleurs de tapis de sang rougies vous vous épanouissez on dirait que vous allez crier
Et comme il est triste le pauvre lilas gris affalé sur le guéridon
Et le nègre se débarbouille mais d’un coup vieillit et blanchit
Son rasoir s’ébrèche la maison se lézarde Ça y est mon double je suis fait
 
Et s’il n’y en avait qu’un je pourrais encore m’en tirer
Mais le pauvre noir dans le noir voit arriver le double-crème le triple-sec et le demi-blonde mal tiré
Triste repas d’un condamné...
 
Docteur
Jonquille qui tuas sans trop savoir pourquoi
 
ta pauvre fiancée tu as la tête dans les mains et te voilà bien avancé
 
 
 
Où en sont tes dernières volontés
 
un verre de stout une cigarette
 
et à quoi penses-tu maintenant
 
Je pense à la guillotine
 
Mais non docteur
Jonquille
 
nous sommes en
Angleterre
 
et ici on pend
 
C’est vrai où avais-je la tête
 
Mais vous l’aviez entre les mains
 
regardez donc quelques lignes plus haut
 
c’est écrit en toutes lettres
 
Le crime a eu lieu à
Meudon
 
c’est une affaire entendue
 
(mauvaise affaire pour n’en pas dire plus)
 
mais vous avez été jugé en
Angleterre
 
Oh qu’est-ce que j’ai été faire à
Meudon
 
puisque je n’aimais pas
Isabelle
 
simplement je me servais d’elle
 
pour avoir une belle clientèle
 
Et voilà le pauvre docteur
Jonquille
 
hurlant tout seul dans sa cellule
 
Et puis ne parlons plus de corde
 
dans la maison de quelqu’un qui va être pendu
 
C’est
Adèle que j’aimais
 
parfaitement
Adèle
 
et comme c’est vrai
 
Adèle
 
où est-elle
Adèle aujourd’hui...
 
Tu l’as connue dans un bordel 106 boulevard de la
Chapelle
 
à
Paris
 
un soir où tu vins soigner
 
un débardeur noir
 
qui venait de recevoir
 
trois ou quatre coups de rasoir
 
Et pendant que tu le soignais
 
il mourait tout doucement
 
et toi de temps en temps
 
tu revoyais
Isabelle
 
et puis ta clientèle
 
Mais on revoit tant de choses au bordel
 
et tu ne regardais qu’Adèle
 
et ses fesses qui remuaient
 
sous son peignoir bleu ciel
 
Adèle
 
à qui tu promis un jour de l’emmener dans les bois de
 
Meudon
Adèle la belle
Adèle voyons
 
Adèle avec qui tu buvais le triple-sec la mauvaise bière et qui te traitait de tous les noms
Adieu donc docteur
Jonquille je ne te dis pas au revoir puisqu’on va te pendre adieu donc malheureux imbécile et paix à tes cendres.
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