Couleurs de Paris, c'est le titre.
Couleur du temps, c’est la couleur de cet album et si l’oiseau bleu n’apparaît pas flgurativement, il est là tout de même,
il est là tout le temps.
Peter Cornélius a su le voir et nous le montre ingénument.
Parfois un enfant dans le gris d’un grenier, parmi les vieux vélos abandonnés, les poupées mutilées et scalpées et les toutes neuves toiles d’araignées, découvre un livre d’images poussiéreux et déchiré.
Et le livre est multicolore et l’enfant est émerveillé.
En découvrant Paris, Peter Cornélius est semblable à cet enfant.
Couleurs de Paris.
Couleurs d’une ville, couleurs éclatantes et nouvelles
pour le voyageur étranger.
Couleurs locales et journalières, couleurs effacées, oubliées
par le citadin fatigué-Couleurs de Paris, couleur du temps.
Couleur du temps fantôme, revenant et bien vivant inoubliable,
indifférent et insouciant.
Du temps intact, invulnérable, du temps errant imperturbablement dans la promiscuité de jadis, d’aujourd’hui même et de l’année dernière et des années prochaines et d’encore bien plus loin dans l’espace restreint où survivront peut-être encore les animaux humains.
—La couleur du temps ! dit un passant qui passait, vous me faites bien rigoler, on n’a pas le temps d’y voir clair, on n’a pas le temps d’en parler, autant causer du soleil avec un citron pressé !
Couleur du temps.
Aujourd’hui l’homme, aux aguets derrière son pare-brise ou debout sur des clous entre deux pare-chocs, n’a plus d’yeux que pour deux couleurs, deux pauvres lueurs réglementaires : le rouge et le vert.
Et la foule exténuée, assise à la terrasse des cafés dans la zone blême ou bleue, sans mot dire, se regarde passer.
Un pick-up exotique et languissamment frénétique accompagne le ballet automatique, trépigné, motorisé. Et les vociférations policières ponctuées d’obsédants coups de sifflets règlent et dérèglent, avec un désarroi sagace et exemplaire, les transports en commun des grands troupeaux urbains.
Pourtant, éparpillés dans la ville, de mystérieux îlots déclarés insalubres, ou miraculeusement épargnés par les bulldozers, demeurent les silencieux et éloquents témoins d’un autrefois encore tout jeune et toujours calme et accueillant.
Couleurs de Paris.
Couleurs d’Utrillo, de Lautrec ou de Fernand Léger, quand la ville sans le savoir est un musée.
Couleurs de la photo en couleur si longtemps décriée par les amateurs éclairés.
Couleurs des palissades, des devantures, des portes et des fenêtres, des terrains vagues, des corridors.
Couleurs du mauvais goût mais du goût de la vie, couleurs du goût du jour et de la nuit.
Les peintres en bâtiment ne sont pas des peintres de la réalité.
Fraîche et violente, à l’instant même ou depuis des siècles craquelée, leur peinture les passants la voient comme en rêve sans jamais la regarder mais sur la cimaise des plus délabrés de ses murs et sans l’ombre d’une signature, elle n’a rien à envier aux innombrables et derniers chefs-d’œuvre de la néo-peinture informelle et haut cotée.
Couleurs de Paris.
Couleurs des Tuileries, de l’île Saint-Louis et du quai de la Mégisserie : gris tourterelle et gris de souris.
Couleurs du canal Saint-Martin : bleu d’outremer, d’outre-terre et du beau Danube bleu quand le Danube est bleu.
Couleurs de la gare Saint-Lazare à dix-huit heures un quart : gris acier, bleu de chauffe et noir de fumée.
Couleurs des quatre saisons de la rue Mouffetard à midi : rouge cerise, jaune citron, orange orange, vert pomme et rose radis.
Couleurs de Paris.
Les toits de l’Opéra sont verts, le Moulin-Rouge est rouge et Notre-Dame est grise et le Sacré-Cœur blanc.
Mais le Parisien ne voit plus ces couleurs, il est tout le temps dedans.
S’il feuillette cet album, sans doute il se retrouvera en pays de connaissance et peut-être sera-t-il très content.
Peter Cornélius n’a pas regardé la ville par le trou de la serrure touristique et la ville lui en a su gré, l’a pris amicalement par le bras et l’a emmené où bon et beau lui semblait.
—La caméra est une boîte à couleurs mais aussi la boîte de Pandore, a dit la ville.
« Implacables, indéniables, innombrables sont les images du malheur et de la misère.
« Celles-là, laisse-les dans le fond. Fais-moi plaisir, n’ouvre pas la boîte trop grand !
« Montre seulement ma joie de vivre, malgré mes peines, mes tourments. Montre mes jolies filles, mes enfants insouciants, ces enfants tout nouveaux sur des chevaux déjà anciens.
« Montre la femme au fichu noir et aux quatre chiens blancs et ces deux autres femmes, au pied de la tour Saint-Jacques, assises sur un banc, un lion de pierre veillant sur elles, l’une cousant, l’autre lisant.
« Et l’entrée de métro dix-neuf cent, toujours aussi moderne et plus jolie qu’avant. Et aussi la dernière fontaine Wallace, la brasserie des quatre femmes, qui portaient autrefois, pendu au bout d’une chaîne, un gobelet de fer-blanc.
« Montre aussi la rue de l’Ave-Maria et le jardin du Vert-Galant, l’impasse de la Petite-Boucherie et la rue de l’Échaudé aimée d’Alfred Jarry. Et le marché aux puces, aux fleurs et aux oiseaux. Et montre aussi, puisque tu y tiens, Saint-Germain-des-Prés et Montmartre la nuit.
« Comment pourrais-je t’en dissuader, j’ai été si longtemps la capitale du plaisir !
« Mais le plaisir a bien changé, autrefois ma gaieté était folle, maintenant elle est psychanalysée. Autrefois les lumières du soir me trouvaient belle et celles de la nuit me caressaient du regard. Aujourd’hui, crispantes et verdâtres, blafardes et vacillantes, elles me sautent aux yeux. À Montmartre, mon rouge à lèvres est livide, sur les crêpes flambées au mazout dansent les feux follets du néon et l’on dirait que la poularde demi-deuil sort du grill-room de l’Institut médico-légal.
« Heureusement la lune somnambule marche toujours sur mes toits. Et le spectre solaire quelquefois rit encore aux éclats.
« Et moi je ris pareil, j’ai le cœur trop sensible, la tête trop lucide pour pleurer trop longtemps. Et je chante toujours, c’est-à-dire très souvent. Pourtant on a chassé mes musiciens errants.
« Je n’ai pas été bâtie en un jour, je sais, on me l’a dit. Mais ce qu’on oublie d’ajouter, c’est que je pourrais bien un beau jour être détruite en une nuit.
« Où s’en iraient alors mes couleurs d’autrefois, mêlées aux dernières lueurs de mon temps d’aujourd’hui ? »
Couleurs de Paris.
Peter Cornélius écoutait la ville et par elle se laissait guider.
Dans les squares, les enfants du printemps ramassaient les feuilles de l’automne, prospectus de l’hiver pour la grande saison de blanc. Et les écoliers bleus de la place des Vosges et les étudiants noirs du boulevard Saint-Michel attendaient les vacances, le soleil et l’été.
Peter Cornélius retournait en Allemagne et disait au revoir à Paris, comme moi je disais au revoir à Hambourg, une ville de son pays et qui m’avait émerveillé. Pourtant déjà les couleurs de la ville, c’étaient celles de la croix gammée.
Il y a déjà de cela vingt-huit années.
Couleurs de Paris.
Dans un chantier désert, une pauvre plante verte dans une pauvre caisse éventrée jette un cri de détresse, de soif.
Surgit alors la vieille femme à l’arrosoir, sœur de la vieille aux chats et du vieil homme aux moineaux. Et la plante reprend ses couleurs et lui crie un vert merci.
Couleurs de Paris,
de sa musique secrète, de sa détresse muette, de ses rêves heureux, de ses chants amoureux.