Jacques Prévert

La rue de buci maintenant...

Où est-il parti

le petit monde fou du dimanche matin

Qui donc a baissé cet épouvantable rideau de poussière

et de fer sur cette rue cette rue autrefois si heureuse et si fière d’être rue comme une fille heureuse et fière d’être nue. Pauvre rue

te voilà maintenant abandonnée dans le quartier abandonné lui-même dans la ville dépeuplée. Pauvre rue morne corridor menant d’un point mort à un autre

point mort tes chiens maigres et seuls et ton gros mutilé de guerre qui a tellement maigri lui aussi et qui passe dans sa petite voiture mécanique traversant au hasard sans savoir où aller s’arrêtant n’importe où sans même savoir où c’est il s’était fait une raison d’homme une fois l’autre guerre finie une raison avec sa voiture une raison avec ses deux jambes arrachées et il avait ses petites habitudes on lui disait bonjour il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.

Et il roulait

il s’arrêtait pour boire un verre il oubliait il plaisantait

et puis il allait déjeuner

et voilà qu’encore une fois tout a encore recommencé

et il roule lentement dans sa rue

et il ne la reconnaît plus

et elle ne le reconnaît plus non plus

et la misère debout fait la queue aux portes du malheur

aux portes de l’ennui

et la rue est vide et triste

abandonnée comme une vieille boîte au lait

et elle se tait.

Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire

pauvre rue dépareillée et sous-alimentée

on t’a retiré le pain de la bouche

on t’a arraché les ovaires

on t’a coupé l’herbe sous le pied

on t’a rentré tes chansons dans la gorge

on t’a enlevé ta gaieté

et le diamant de ton rire s’est brisé les dents

sur le rideau de fer de la connerie et de la haine

et les gosses du quartier ne sortent plus de chez le boulanger souriants en mangeant la pesée

au Cours des Halles les sanguines

les petits soleils de Valence

ne roulent plus dans les balances dans les filets des ménagères abandonnant sur le trottoir leurs jolies robes de papier avec des toréadors et de belles cigarières imprimées de toutes les couleurs et puis des noms de villes étrangères pour faire rêver les étrangers. Et toi citron jaune

toi qui trônais comme un seigneur au milieu de tes Portugaises vertes

tu étais l’astre de la misère

la lumière du repas de midi et demi.

Où es-tu maintenant

citron jaune qui venais des autres pays

et toi vieille cloche qui vendais des crayons

et qui trouvais dans le vin rouge et dans tes rêves sous

les ponts d’extraordinaires balivernes des histoires d’un autre

monde de prodigieuses choses sans nom où es-tu

où sont tes crayons... Et vous marchandes à la sauvette où sont vos lacets vos oignons où est le bleu de la lessive

où sont les aiguilles et le fil et les épingles de sûreté. Et vous filles des quatre saisons vous êtes là encore bien sûr mais le cœur n’y est plus le cœur de ce quartier le cœur de ces artères le cœur de cette rue et vous vendez de mauvaises herbes et vous avez beaucoup changé. Vos cris n’ont plus la même musique dans votre voix quelque chose est brisé... Et toi jolie fille qui te promenais et qui vivais

autour et alentour de la rue de Buci toi qui grandissais dans ce paysage toi qui te promenais tous les matins avec ton chien avec ton pain et puis qui es partie maintenant tu es revenue

et toi non plus tu ne reconnais plus ta rue

La rue où tu marchais le dimanche matin

avec ton chien

et puis ton pain

tu venais à peine de te réveiller

tes yeux étaient grands ouverts

et brillaient

et tu paraissais nue sous ta robe légère

et tu souriais

heureuse qu’on te regarde

et d’être regardée

devinée désirée

caressée du regard par ta rue tout entière

par ta rue de Buci

qui fronçait le sourcil

qui haussait les épaules

qui faisait celle qui est en colère

et te montrait du doigt

et te traitait de tous les nome

Si ce n’est pas une honte

à son âge

avez-vous déjà vu ça...

et parlait d’en parler à ton père

ta rue de Buci

qui faisait l’indignée

celle qui était en colère

mais dans le fond

heureuse et fière

de ta beauté éblouissante

de ta provocante jeunesse

de ta merveilleuse pauvreté

de ta merveilleuse liberté.

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