Enfant, sous la Troisième, j’habitais au quatrième une maison du dix-neuvième.
L’eau était sur le palier, parfois le gaz était coupé et souvent les encaisseurs de la Semeuse cognaient à la porte en tripotant leur petit encrier, mais il y avait toujours, dans la rue ou dans la cour, quelqu’un qui faisait de la musique, quelqu’un qui chantait.
C’était beau.
Des fenêtres s’ouvraient, une grêle de sous enrobée de papier giclait, dansait sur le pavé.
Bien sûr, depuis longtemps, comme la Grande Armée, l’Opéra avait son avenue, mais la chanson avait pour elle toutes les rues, les plus amoureuses, les plus radieuses, comme les plus démantelées, les plus scabreuses et les plus déshéritées, comme les plus marrantes, les plus éclatantes de gaieté.
Aujourd’hui, les chanteurs des rues sont interdits de séjour, mais un peu partout, oasis de pierre tenace et de bois vermoulu, d’oiseaux des villes et de eurs urbicoles, se dressent encore, intacts et têtus, les très somptueux décors de la féerie des rues.
Et comme le cri des cœurs tracés au couteau sur les murs, avec entrelacés les prénoms de l’amour, le chant secret des rues se fait entendre en chœur, comme au plus beau de tous les anciens jours.
Chants de la rue de la Lune, de la rue du Soleil et de la rue du Jour.
Refrains du passage des Eaux, de la rue de la Source, de la rue des Cascades,
de la rue du Ruisseau
et de l’impasse Jouvence et de la rue Fontaine
et du Dessous des Berges
et de la rue Grenier sur l’Eau
et des Ecluses et des Etuves Saint-Martin
et de la Grosse Bouteille
de l’Abreuvoir, du Réservoir
et des Partants et du Repos.
Rondes de la Place des Fêtes, de la rue des Fillettes et de la rue des Écoliers, de la rue des Alouettes, de la Colombe,
des Annelets.
Comptines de la rue du Renard et de la rue aux Ours et de la rue des Lions, de la cité Jonas et de l’impasse de la Baleine.
Romances du passage des Soupirs et du passage
Désir
et de l’impasse des Souhaits
et de l’impasse Monplaisir et de l’impasse de l’Avenir.
Rengaines de la rue Bleue, du passage d’Enfer et de la rue de Paradis.
Litanies de la rue Dieu, de l’impasse des Prêtres, de la rue Pirouette et de l’Ancienne Comédie.
Complaintes de la rue du Chevalier de la Barre et de la rue Etienne Dolet et de la rue Francisco Ferrer, de la rue Sacco et Vanzetti à Bagnolet.
Goualantes de la rue des Brouillards et de la rue du Roi Doré,
de la rue Simon Le Franc et de la rue Aubry le Boucher où se promenait jadis Liabeuf le Petit Cordonnier dont la tête un beau jour roula sur les Marches du Palais.