Henri-Frédéric Amiel

La fille brune.

           I
 
Vierge au pied leste,
Au chant mutin,
A la main preste,
A l’œil lutin,
Au front hautain,
Au royal geste,
Sois plus modeste,
Songe au destin,
Vierge si preste,
Songe à demain !
 
           II
 
La feuille tombe,
Ô ma colombe,
Du rameau vert ;
Le printemps chante,
Ô ma charmante...
Puis vient l’hiver.
 
Des feux d’Aurore
Le ciel se dore...
Puis vient la nuit ;
Un éclair brille,
Ô ma gentille,
Brille... et s’enfuit.
 
Fille superbe,
La fleur de l’herbe,
Ton doux larcin,
Bientôt se fane,
Ô ma sultane...
Même à ton sein.
 
La pleine lune
Bientôt, ma brune,
Perd son éclat ;
La fraîche brise,
Quoique insoumise,
Bientôt s’abat.
 
L’horloge sonne,
Sonne, ô mignonne...
Et puis se tait ;
Tout passe vite,
Vite, ô petite...
Et disparaît.
 
           III
 
Vierge au pied leste,
Au chant mutin,
Au royal geste,
Au ton hautain,
Bien ne demeure,
Bien ici-bas ;
L’heure après l’heure
Presse le pas ;
Et tel qu’un rêve
S’envole au jour,
Ainsi, sans trêve
Et sans amour,
Qu’on le regrette,
Enfant, ou pas,
Tout, ma pauvrette,
Nous quitte, hélas !
 
           IV
 
Ton œil, bel ange,
Va se ternir ;
Dans l’avenir
Tout doit finir :
Aussi tout change.
 
Agneaux et loups,
Sages et fous
Plaisir et joie,
Tout est la proie
Du temps jaloux.
 
Partout il pille :
Autour de nous,
A tes genoux ;
Sens-tu ses coups,
Ô jeune fille ?
 
Puis, sans espoir,
Fruit, rose ou feuille
Le Trépas noir
Prend, fauche ou cueille
Tout, un beau soir.
 
           V
 
Sans perdre haleine
Jusqu’au matin,
D’un pied badin
Chassant la peine,
Danse, ô ma reine,
Aux cils d’ébène,
Mais dans l’arène,
Enfant hautain,
Pense à la fin,
Pense au destin :
Vieille on se traîne ;
Songe au chemin
Vierge trop vaine,
Songe à demain !

Grains de mil (1854)

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