Henri-Frédéric Amiel

Premier monologue—Stoïcisme.

« Détends l’arc, » t’ont dit Ésope
Et le grondeur de Sinope ;
Si ta tête est en syncope,
C’est que l’arc fut trop tendu.
Or qui trop fend est fendu,
Qui trop dépense est vendu,
Qui trop verse est répandu,
Trop monte est redescendu.
Trop est trop ; et qui s’achoppe,
Faible ou fort, nain ou cyclope,
A ce dicton, en myope
Bronche... puis bronchant s’éclope.
Dans l’Asie ou dans l’Europe
L’excès n’est point défendu,
Car lui-même il s’est pendu
De tout temps ; c’est son droit ; tope !
D’un zèle malentendu
Le châtiment est acerbe ;
Mais si l’échec t’a rendu
Plus attentif au proverbe,
L’échec n’est que prétendu.
Le coup de poing qui, sur l’herbe,
Vient abattre ta superbe,
A ta superbe étant dû,
T’a bien dûment étendu.
Mais ne sois point éperdu ;
Prudemment baissant le verbe,
Forme ta sagesse imberbe
A grossir de tout sa gerbe,
Et nul malheur n’est perdu !

Grains de mil (1854)

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