Henri-Frédéric Amiel

Bon voyage.

Ainsi, déjà lassées
De mon toit familier,
Ô mes douces pensées,
Vous quittez, insensées.
L’asile hospitalier ?
 
Ainsi, graines légères,
Vous désirez partir,
Et, folles passagères,
Aux rives étrangères,
Fuir avec le zéphyr ?
 
Mes filles, bonne chance !
Et là-bas, puissiez-vous,
Dans ce monde où s’élance
Déjà votre espérance,
Ne pas manquer l’époux !
 
Sur ce lointain rivage
Que le ciel vous soit doux !
Mes filles, bon voyage !
Mais il serait plus sage
De demeurer chez nous.
 
Graines moins dégourdies
Courent moins de danger ;
Craignez, mes étourdies,
Les critiques hardies
Et l’œil de l’étranger.
 
L’étranger n’est point père,
Et, juge indifférent,
Où celui-ci tempère,
Ménage, excuse, espère,
Lui, voit juste et dit franc.
 
Le père, âme charmée,
Voit rose aussi le brun,
Croit le feu sans fumée,
Il te trouve embaumée,
Ô graine sans parfum.
 
Ce qu’on voit à la ronde
Aux filles arriver,
Que l’on présente au monde,
Comment, ô graine blonde,
Pourras-tu l’esquiver ?
 
—« Sous l’aigrette mobile
Son front pur est d’argent ;
Une âme de sibylle
Vit dans ce corps débile ! »
Dit le père indulgent.
 
—« Non, l’aigrette inutile
Pare un front indigent :
Pas d’âme, esprit futile,
Fond nul, langue subtile ! »
Dit le juge exigeant.
 
Pareilles destinées
Vous menacent au port.
Par l’espoir dominées,
Voulez-vous, obstinées,
Toujours tenter le sort ?
 
N’êtes-vous point troublées ?
Non ? Vous voulez partir ?
Adieu, chansons ailées,
Mes graines envolées,
Je vous livre au zéphyr.

Grains de mil (1854)

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