Albert Mérat

Le Rhin

Sur la route du fleuve roi
La rive veut rire et s’effraie ;
Le ruisseau chuchote à part soi
Et les peupliers font la haie.
 
Bien que pressé d’aller au but,
Il fait d’une façon civile
Une courbe comme un salut
Quant il passe devant la ville.
 
Pieux, catholique, charmant,
Se roulant à ses pieds, il ose
Baiser voluptueusement
La cathédrale de grès rose.
 
Or ce jour-là, dès le réveil,
L’onde qui va démesurée
S’était fait avec du soleil
Une robe verte et dorée,
 
On eût fait plutôt qu’un tableau
Une eau forte exquise du fleuve.
Les bords se renversaient dans l’eau
Nets comme une première épreuve.
 
Ce n’étaient pas encore les tours
De Mayence ni de Cologne,
Mais de vieux toits et les contours
Des nids où perche la cigogne.
 
C’étaient le ciel et la splendeur
De l’air que le couchant fait luire.
Par la nuit lente, avec candeur,
Le jour se laissait éconduire.
 
Le clair horizon devint noir
Du côté de Kehl et de Bade,
Et je sentis avec le soir
Passer des souffles de ballade.
 
L’oreille suprenait au bas
De la rive verte et pâlie
Le bruit de l’eau qu’on ne voit pas,
Cette obscure mélancolie.
 
C’étaient assez bien les sanglots
D’un vieil amour mêlé de haine...
Mes yeux cherchèrent sous les flots
Les doux fantômes d’Henri Heine ;
 
Et bientôt, rêve ou souvenir,
A peu près brune, presque blonde,
L’ondine que j’ai cru tenir
Se laissa voir clans l’eau profonde ;
 
Puis engageante, s’approchant
Sur le fond dangereux des sables,
Comme c’est l’usage méchant
Des sirènes insaisissables,
 
Elle m’appelle avec ta voix ;
Elle m’ouvre ses bras perfides
Comme tu faisais autrefois...
Et je plonge dans les flots vides !

Les tableaux de voyage (1865)

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