Albert Mérat

Le glacier

                               I
 
Le cirque entre ses murs puissants tient un espace
Que l’œil mesure à peine ; et son immensité
Où triomphalement le vol des aigles passe
A pour velarium l’azur fin de l’été.
 
Les longs gradins, ce sont les étages sans nombre,
Par qui semblent haussés le ciel et l’horizon,
Des plateaux largement éclairés ou dans l’ombre,
Échelonnant au pied des neiges leur gazon.
 
Muets avec un air d’attention austère,
Comme il sied qu’une foule assiste à ces combats,
Les monstrueux rochers ; premiers nés de la terre,
Se dressent ; spectateurs qui ne tressaillent pas.
 
Sur l’arène, l’amas des géants se déploie,
Groupes tumultueux de lourds gladiateurs,
Loin de la passion vivante et de la joie,
Sous la sérénité qui tombe des hauteurs.
 
Bien que tous soient debout et que pas un ne bouge,
C’est un terrible assaut qu’on regarde anxieux ;
On s’étonne que l’eau ne s’échappe pas rouge,
Et l’oreille s’emplit du choc silencieux.
 
Ces Titans qu’échevèle une grande mêlée
Sont éternellement immobiles de froid,
Et lèvent vers l’azur la neige inviolée
De leur front qui rayonne étincelant et droit.
 
                               II
 
Je suis monté, l’esprit sombre, hanté de rêves,
De la haute vallée au dos du glacier sourd ;
J’ai franchi la moraine âpre comme les grèves,
Et j’ai longtemps marché d’un pas tremblant et lourd.
 
L’astre, honneur du matin et de l’heure première,
Comme un regard d’amour sur la terre avait lui.
Les cieux avaient leur grand sourire de lumière,
Mais l’abîme gardait son incurable ennui.
 
En haut le jour, en bas le chaos, face obscure ;
Et mêlant à l’horreur l’aspect de la beauté,
L’âpre enchevêtrement qui tord la ligne dure
Des glaces, à l’air froid crispant leur nudité.
 
Nul éclat de couleur ne trouble l’harmonie
De tous ces blocs polis et bleus comme l’acier,
Que la nature a fait, dans sa force infinie,
Pêle-mêle jaillir des sources du glacier.
 
Pas de rumeur, hormis parfois la voix profonde
Que, pareille aux captifs, exhale vers l’azur
Delà crevasse sourde où son angoisse gronde,
Une eau qui dans la nuit égare son flot pur.
 
Tout dort : mais ce repos sinistre se lamente ;
Il fait froid sous le ciel allumé de midi,
Et l’on sent comme un mal inconnu qui tourmente
La montagne, cadavre encore mal raidi.
 
C’est le désert. Tout vous repousse et vous menace :
En gouffre sous vos pas le chemin s’est ouvert ;
Rien qui vous guide et rien où l’on laisse sa trace ;
Le regard troublé cherche un bout d’horizon vert.
 
Vers la discrétion sombre du précipice
Bien que tout vous conduise et ramène vos pas,
Et bien qu’un tel endroit soit funèbre et propice,
Même blessé d’amour, l’homme n’y mourrait pas !
 
Je n’y puis demeurer et j’ai l’âme lassée :
Mon œil, ivre de jour, voit mal loin des couleurs ;
Mon souffle aime l’odeur des blés mûrs ; ma pensée
Cause plus aisément et mieux avec les fleurs.
 
Qui me ramènera parmi les choses douces,
Dans les bois remplis d’ombre où j’ai senti germer,
Heureux et m’allongeant sur le lit chaud des mousses,
Les vagues floraisons qui tendent à s’aimer ?
 
Ou bien aux champs joyeux alors que l’été brille,
Dans la grande beauté de ce cadre banal
Où passe, gaule en main, quelque robuste fille,
Lente sous le baiser du soleil matinal.

Les tableaux de voyage (1865)

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