Voltaire

À Samuel Bernard

(Au nom de Madame de Fontaine-Martel.)
 
C’est mercredi que je soupais chez vous
Et que, sortant des plaisirs de la table,
Bientôt couchée, un sommeil prompt et doux
Me fit présent d’un songe délectable.
 
Je rêvais donc qu’au manoir ténébreux
J’étais tombée, et que Pluton lui-même
Me menait voir les héros bienheureux
Dans un séjour d’une beauté suprême ;
Par escadrons ils étaient séparés ;
L’un après l’autre il me les fit connaître.
Je vis d’abord modestement parés
Les opulents qui méritaient de l’être :
Voilà, dit-il, les généreux amis ;
En petit nombre ils viennent me surprendre ;
Entre leurs mains les biens ne semblaient mis
Que pour avoir le soin de les répandre.
Ici sont ceux dont les puissants ressorts,
Crédit immense, et sagesse profonde,
Ont soutenu l’état par des efforts
Qui leur livraient tous les trésors du monde.
Un peu plus loin, sur ces riants gazons,
Sont les héros pleins d’un heureux délire,
Qu’Amour lui-même en toutes les saisons
Fit triompher dans son aimable empire.
Ce beau réduit, par préférence, est fait
Pour les vieillards dont l’humeur gaie et tendre
Paraît encore avoir ses dents de lait,
Dont l’enjouement ne saurait se comprendre.
D’un seul regard tu peux voir tout d’un coup
Le sort des bons, les vertus couronnées :
Mais un mortel m’embarrasse beaucoup ;
Ainsi je veux redoubler ses années :
Chaque escadron le revendiquerait.
La jalousie au repos est funeste :
Venant ici quel trouble il causerait !
Il est là-haut très heureux ; qu’il y reste.

Poésies complètes (1778)

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