Victor Hugo

Ère des Césars

Un philosophe grec, persan ou byzantin,
Débarqua sur les bords du Tibre un beau matin.
Maint bourgeois tout de suite étourdit le pauvre homme
Des curiosités de la ville de Rome.
« Vous arrivez, monsieur ? Si vous le permettez,
Nous visiterons Rome et toutes ses beautés :
Dès demain, nous irons, le jour levant à peine,
Voir le pommier punique et la porte Capène,
L’Aventin, la cavale aux satyres, les bains,
La chapelle du vieux Sangus, roi des sabins,
Les Thermes, Cypris chauve, Isis patricienne,
Les faiseurs de cercueils bordant la voie ancienne,
Je vous montrerai tout, Jupiter Viminal,
L’autel de la Santé sur le mont Quirinal,
Le forum tout rempli de bruit et de scandales,
Apollon au colosse, Apollon aux sandales,
Le temple que Vénus a chez Salluste, et puis
Le vieux et noir quartier des Couvercles de Puits ;
Ensuite, le Marché des Baladins, l’Auberge
Des Muses, le Juturne à côté de l’Eau Vierge,
Petit bois Somélis, grand bois Petilinus,
Nous verrons tout, endroits connus et non connus ;
Enfin, pour que ce jour marque à jamais sa date,
Nous verrons les chevaux d’airain de Tiridate,
Et nous terminerons par les courses en char... »
 
« Romain, dit l’étranger, je voudrais voir César. »
 
« Lequel ? dites celui que vous voulez.
Nous sommes Fort riches en Césars.
Nous avons plusieurs Rome
Et nous avons plusieurs Césars, jeunes et vieux.
Deux qui sont empereurs, et trente qui sont dieux. »
 
Le penseur répondit : « C’est là votre misère.
Pour qu’un peuple soit fort et règne sur la terre.
Un grand homme suffit, ô fils de Romulus,
Et vous en avez tant que vous n’en avez plus ! »

"Toute la lyre (1888 et 1893)"
Le 16 août 1846.

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