Théophile Gautier

Ce monde-ci et l’autre

Vos premières saisons à peine sont écloses,
Enfant, et vous avez déjà vu plus de choses
Qu’un vieillard qui trébuche au seuil de son tombeau.
Tout ce que la nature a de grand et de beau,
Tout ce que Dieu nous fit de sublimes spectacles,
Les deux mondes ensemble avec tous leurs miracles.
Que n’avez-vous pas vu ? Les montagnes, la mer,
La neige et les palmiers, le printemps et l’hiver,
L’Europe décrépite et la jeune Amérique ;
Car votre peau cuivrée aux ardeurs du tropique,
Sous le soleil en flamme et les cieux toujours bleus,
S’est faite presque blanche à nos étés frileux.
Votre enfance joyeuse a passé comme un rêve
Dans la verte savane et sur la blonde grève ;
Le vent vous apportait des parfums inconnus ;
Le sauvage Océan baisait vos beaux pieds nus,
Et comme une nourrice au seuil de sa demeure
Chante et jette un hochet au nouveau-né qui pleure,
Quand il vous voyait triste, il poussait devant vous
Ses coquilles de moire et son murmure doux.
Pour vous laisser passer, jam-roses et lianes
Écartaient dans les bois leurs rideaux diaphanes ;
Les tamaniers en fleurs vous prêtaient des abris ;
Vous aviez pour jouer des nids de colibris ;
Les papillons dorés vous éventaient de l’aile ;
L’oiseau-mouche valsait avec la demoiselle ;
Les magnolias penchaient la tête en souriant ;
La fontaine au flot clair s’en allait babillant ;
Les bengalis coquets, se mirant à son onde,
Vous chantaient leur romance ; et, seule et vagabonde,
Vous marchiez sans savoir par les petits chemins,
Un refrain à la bouche et des fleurs dans les mains !
Aux heures du midi, nonchalante créole,
Vous aviez le hamac et la sieste espagnole,
Et la bonne négresse aux dents blanches qui rit
Chassant les moucherons d’auprès de votre lit.
Vous aviez tous les biens, heureuse créature,
La belle liberté dans la belle nature ;
Et puis un grand désir d’inconnu vous a pris,
Vous avez voulu voir et la France et Paris.
La brise a du vaisseau fait onder la bannière,
Le vieux monstre Océan, secouant sa crinière
Et courbant devant vous sa tête de lion,
Sur son épaule bleue, avec soumission,
Vous a jusques aux bords de la France vantée,
Sans rugir une fois, fidèlement portée.
Après celles de Dieu, les merveilles de l’art
Ont étonné votre âme avec votre regard :
Vous avez vu nos tours, nos palais, nos églises,
Nos monuments tout noirs et nos coupoles grises,
Nos beaux jardins royaux, où, de Grèce venus,
 
Étrangers comme vous, frissonnent les dieux nus,
Notre ciel morne et froid, notre horizon de brume,
Où chaque maison dresse une gueule qui fume.
Quel spectacle pour vous, ô fille du soleil,
Vous toute brune encore de son baiser vermeil.
La pluie a ruisselé sur vos vitres jaunies,
Et, triste entre vos sœurs au foyer réunies,
En entendant pleurer les bûches dans le feu,
Vous avez regretté l’Amérique au ciel bleu,
Et la mer amoureuse avec ses tièdes lames
Qui se brodent d’argent et chantent sous les rames ;
Les beaux lataniers verts, les palmiers chevelus,
Les mangliers traînant leurs bras irrésolus ;
Toute cette nature orientale et chaude,
Où chaque herbe flamboie et semble une émeraude ;
Et vous avez souffert, votre cœur a saigné,
Vos yeux se sont levés vers ce ciel gris baigné
D’une vapeur étrange et d’un brouillard de houille,
Vers ces arbres chargés d’un feuillage de rouille ;
Et vous avez compris, pâle fleur du désert,
Que loin du sol natal votre arôme se perd,
Qu’il vous faut le soleil et la blanche rosée
Dont vous étiez là-bas toute jeune arrosée ;
Les baisers parfumés des brises de la mer,
La place libre au ciel, l’espace et le grand air ;
Et, pour s’y renouer, l’hymne saint des poètes
Au fond de vous trouva des fibres toutes prêtes ;
Au chœur mélodieux votre voix put s’unir ;
Le prisme du regret dorant le souvenir
De cent petits détails, de mille circonstances,
Les vers naissaient en foule et se groupaient par stances.
Chaque larme furtive échappée à vos yeux
Se condensait en perle, en joyau précieux ;
Dans le rythme profond votre jeune pensée
Brillait plus savamment, chaque jour enchâssée ;
Vous avez pénétré les mystères de l’art.
Aussi, tout éplorée, avant votre départ,
Pour vous baiser au front, la belle poésie
Vous a parmi vos sœurs avec amour choisie ;
Pour dire votre cœur vous avez une voix,
Entre deux univers Dieu vous laissait le choix ;
Vous avez pris de l’un, heureux sort que le vôtre !
De quoi vous faire aimer et regretter dans l’autre.

La comédie de la mort (1838)

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